Photographie et patrimoine brassicole, André et la Brasserie de Mons

Le travail des hommes laisse une trace fugace qui, parfois, perdure lorsque leur cadre professionnel survit malgré le temps qui passe… ou bien disparaît. Le seul souvenir évocateur de cette réalité éphémère est bien souvent la photographie. André Barré, employé à la brasserie de Mons-en-Barœul a suivi l’évolution de cette entreprise centenaire, du début des années 1960 à la fin des années 1980.

Dans les années 1980, les cuves du site Mutzig, dans le Bas Rhin arrivent à la Brasserie de Mons qui va désormais se charger de la production du site alsacien. André Barré, qui habitait juste en face, n’a eu qu’à sortir de chez lui pour prendre cette photo

J’ai croisé la route d’André Barré par accident. Quelqu’un l’avait signalé au Journal local comme une « mémoire » de l’ancienne entreprise Pelforth, qui, dès cette époque, s’appelait déjà Heineken. Dans un contexte économique où l’emploi industriel se délocalise sans modération, cette brasserie monsoise était une sorte de contre-exemple positif. Il pouvait être intéressant de le mettre en valeur. Le Rédacteur en Chef de l’époque avait ses idées à lui sur la manière dont il convient de produire les sujets. Le reportage chez André, c’était assez compliqué à réaliser. Fort de ses trente années de vie professionnelle à la Brasserie, Il avait une foule d’anecdotes à raconter, des documents à foison… surtout des photographies !

André Barré, l’ancien contremaître de maintenance du site, devenu Président de l’Amicale de Anciens de Pelforth-Heineken-Mons-en-Baroeul, entouré de ses souvenirs photographiques

Aller lui tirer le portrait, recueillir ses souvenirs avec la patience requise, photographier à la volée ses documents, passer un temps considérable à les traiter pour qu’ils soient publiables, tout cela en même temps, ne va pas de soi ! Il faut être polyvalent, ne pas être pressé, se situer à contre-courant d’un contexte où la rentabilité prime sur tout, et… être aussi un peu « barré », si je peux me permettre ce mauvais jeu de mots ! C’est pourquoi, le boulot m’avait été échu, car ce Rédac-Chef peu conventionnel, surtout attaché à la qualité du résultat, savait que je partageais son point de vue et que je ne compterais pas mes heures. Pour lui, J’étais le bon « client » pour faire le job !

Ce fut une belle rencontre et aussi un émerveillement de découvrir ces images d’un passé pas si lointain de la Brasserie de Mons, inconnues du public…

sauf pour André et quelques autres. Finalement, le reportage s’est révélé moins compliqué que prévu car André, qui faisait confiance au genre humain, m’a prêté les tirages que j’avais sélectionnés et même ses négatifs ! Je m’étais dit, depuis pas mal de temps que ce serait bien de reparler de cette vieille histoire très peu connue, mais, impossible de retrouver le dossier dans les entrailles de mon disque dur. Un nom comme le sien, « Barré », bien français, passe-partout, cela s’oublie facilement ! Et puis, je me suis souvenu que les articles le concernant avaient été, à l’époque, reproduits, accompagnés de nombreuses photos d’André sur le site de « Jacques Desbarbieux – Eugénies ». D’ailleurs, sur ce site, il y a toutes les images et tous les textes connus qui concernent l’histoire de la bière à Mons-en-Barœul et sa brasserie. C’est une sorte de « Totalité » du domaine brassicole dont les amateurs n’ont pas fini de faire le tour. J’ai retrouvé immédiatement les renseignements qui me faisaient défaut et retrouvé le dossier d’André dans l’ordinateur.

Dans les années 1980, l’entrée de l’entreprise est toujours celle du site historique mis en service en 1905.

Pour moi, cela aura été un grand honneur d’avoir rencontré André Barré, modeste et génial.

Il était le président de l’Amicale des anciens employés de la Brasserie de Mons-en-Barœul. Il y avait une grande confiance réciproque entre cet employé modèle et Jean Deflandre, l’ancien patron de la Brasserie. Lorsqu’au début des années 1960, André Barré prend ses fonctions à la brasserie, Jean Deflandre, qui dirigeait la Brasserie du Pélican, située à l’autre bout de Lille, vient tout juste prendre le contrôle de cette vieille « Brasserie de Mons ». André, contremaître de l’équipe de maintenance du centre de production brassicole, a travaillé et habité à la brasserie de Mons entre 1962 et 1984. Il y occupait un logement de fonction dans une petite maison de la rue du général De Gaulle. Elle était contiguë au bâtiment principal, un poste stratégique pour observer le moindre événement, attendu ou fortuit. Pendant ces décennies 1960-1980, il a pu suivre la transformation de cette entreprise ainsi que celle de l’espace agricole de la Pilaterie, qui environnait la brasserie. André était passionné par la photographie. Il avait monté un labo-photo d’entreprise qu’il animait avec dévouement. Cela n’avait pas échappé à Jean Deflandre, qui l’encourageait parce que cela contribuait à la « cohésion sociale » mais aussi parce qu’il pouvait en tirer des avantages immédiats

Jean Deflandre

Ainsi, quand survenait un événement ou un nouvel aménagement, le patron sollicitait son employé. Cela ne lui coûtait que quelques pellicules et surtout il était bien certain que ces images, dont il voulait garder la confidentialité, ne sortent pas de chez lui ! Jean Deflandre avait un rapport ambigu avec la photographie. Ainsi, lorsqu’à travers les récits de ceux qui l’avaient connu, j’ai appris son existence et que je me suis donné pour projet de rappeler sa mémoire, j’ai découvert la difficulté de la tâche. On pouvait fouiller sur Internet, dans les centres documentaires, dans les archives des journaux, il n’y avait rien ! Jean Deflandre avançait sans laisser de traces. On pouvait seulement exhumer quelques rares photos et articles relatant son activité de Consul du Danemark. Le néo-patron de la brasserie monsoise avait épousé la fille du Directeur du laboratoire des brasseries Carlsberg, à Copenhague, qu’il avait connue à l’époque où, étudiant, il y avait effectué un stage professionnel.

Toute sa vie, Jean Deflandre est resté attaché au Danemark et à sa fonction de Consul. Mais, sur son activité de dirigeant : néant, pas une photo, pas un interview ! Pourtant, Jean Deflandre a été un Maître brasseur de grand talent qui a inventé des bières qui lui ont survécu jusqu’à aujourd’hui, comme la Pelforth. Il avait aussi, à partir de sa petite brasserie du Pélican, développé la plus grosse entreprise brassicole régionale ! Sa devise était sans doute : « Pour vivre heureux, vivons cachés ». Pour illustrer le premier article qui lui a été consacré, son petit-fils – qui aimait beaucoup son grand-père – a dû se rendre en plein hiver, dans la résidence d’été de la famille, au Touquet, pour scanner un portrait qui y était conservé. C’est probablement la raison pour laquelle, le contremaître de son équipe de maintenance était l’homme de la situation pour témoigner en mode restreint de la vie de cette entreprise discrète.

André, « le contremaître – opérateur », ne correspondait pas du tout à l’image moderne du « photographe » développée dans l’imaginaire collectif, une sorte de personnage épique, caparaçonné de boîtiers motorisés et d’objectifs aux formes inquiétantes. André ne possédait qu’un seul boîtier, avec un objectif standard, de marque « Quelle », une société allemande spécialisée dans la vente discount de matériel photographique. Ce boîtier allemand était en réalité un clone du Chinon CE II, un appareil photo japonais du tout début des années 1970. C’est une chance que j’ai pu retrouver mes notes : à cette époque, j’étais encore capable de reconnaître la plupart des boîtiers exotiques, ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Avec ce matériel modeste, il convenait d’être un photographe appliqué. Pour trouver l’endroit exact où la photo allait fonctionner avec cet objectif basique, il fallait se creuser la tête et ne pas être avare de ses pas pour se positionner exactement au bon endroit afin que la photo soit réussie.

Pour intégrer la nouvelle cuve au site, il faut passer au dessus de l’ancien siège historique des Brasseries monsoises

Finalement, André Barré n’a pas démérité : ses photos sont intéressantes.

Elles sont les seuls témoins des grands moments de la vie de l’entreprise, de cette époque. En 1966, la brasserie monsoise se dote d’une nouvelle unité de production ultramoderne. C’est l’occasion de nombreux allers-retours avec la Suisse pour le contremaître de maintenance. Il doit apprendre à démonter et remonter les nouvelles machines. Il les photographie également.

Un atelier dans les années 70: un lieu ultra-secret, à l’époque, une photo historique aujourd’hui

La décennie suivante, il va réaliser le reportage sur la mise en place de nouvelles cuves de fermentation, si caractéristiques des brasseries industrielles.

L’installation de ces énormes tankers n’est pas une mince affaire ! Il faut creuser des tranchées, couler des fondations en béton pour garantir la stabilité des énormes grues du chantier. Le photographe prend son travail au sérieux. Il n’hésite pas à pister le convoi depuis son entrée en ville dans les rues de Fives et d’Hellemmes. À la Brasserie, les points de vue sont multipliés : au sol, dans la rue, dans l’enceinte, depuis les toits des ateliers…

Installation du premier élément du nouveau parc des cuves de fermentation

Désormais, ces photos font partie de l’histoire. Le paysage s’est modifié :  l’entrée monumentale de la rue du général De Gaulle, datant du tout début des années 1900 et où se trouvait son logement de fonction a été démolie. Le week-end, André Barré emmène promener son petit-fils dans la campagne qui environne le site industriel. Elle n’en a plus pour longtemps ! Ici et là, de nouveaux immeubles sortent de terre. La zone d’activité Pilaterie est en phase d’aménagement. Aujourd’hui, il n’existe plus une seule parcelle qui ne soit pas construite.

La construction du local de l’imprimerie du journal La Voix du Nord dans la zone de la Pilaterie. A cette époque l’endroit (situé juste derrière la brasserie), n’est qu’une succession de pâtures marécageuses

Plus tard, à la fin des années 1980, alors qu’André est déjà la retraite, on le sollicite pour la suite du reportage. Il photographie l’arrivée sur le site monsois des cuves de fermentation provenant du site Mutzig (Bas-Rhin), qui venait de fermer et dont la production avait été transférée dans le Nord.

Il existe cependant un reportage fort intéressant qu’André a complètement raté.

En 1985, Freddy Heineken, le maître de la bière néerlandaise, s’intéresse à cette brasserie monsoise. Elle est plutôt performante, possède une belle réserve foncière et un grand potentiel de développement. Bien que Jean Deflandre soit à la retraite, c’est lui qui connaît encore le mieux l’équipement. Il est chargé de mettre en place le tour du propriétaire. Bien entendu, il convoque André et son appareil germano-japonais pour garder un souvenir de cette journée mémorable et peut-être aussi parce que l’avis de l’ancien  contremaître de la maintenance  peut se révéler utile.

Freddy Heineken et son chauffeur au début des années 1980.. A la suite de sa visite il va décider d’acquérir la vieille brasserie monsoise, rénovée par Jean Deflandre.

Mais, deux années auparavant, Freddy Heineken avait été enlevé en compagnie de son chauffeur, dans le but d’obtenir une rançon. Cette fois-ci, les deux hommes débarquent à Mons-en-Barœul dans deux énormes Mercedes blindées avec des vitres teintées, accompagnés de nombreux gardes du corps qui remplissent les deux voitures. Freddy était devenu méfiant sur le plan de sa sécurité. La première chose que fit l’un des gardes du corps de l’empereur de la bière néerlandaise fut de confisquer l’appareil d’André. Ainsi, André eut-il l’honneur de manger à la table de Freddy Heineken et de Jean Deflandre – malheureusement, à la cantine de l’entreprise – mais il ne put faire aucune photo de cette journée paticulière. Finalement, Freddy Heineken a aimé cette brasserie monsoise. Comme il était plus intéressé par la fabrication de la bière que par l’argent à tout prix, ce fut une chance pour ce site et pour la préservation du patrimoine brassicole de la commune.

Le témoignage de ce photographe atypique, relaté par le Journal, permit la publication de deux pages complètes, très bien composées, grâce aux images d’André. Il n’était plus un inconnu pour ses voisins de palier. Il était content et j’étais content qu’il soit content.

Photographier les bâtiments et les paysages pour en garder un souvenir fait partie de l’Histoire de la photographie.

Dès les années 1850, des commandes gouvernementales pour faire l’état des lieux du patrimoine français et étranger participent au développement de cet art nouveau. La plupart du temps, cette dimension patrimoniale de l’art photographique, dans le domaine de la production comme dans la conservation est laissée au hasard. Mais, heureusement, des personnes, comme André, à qui l’on n’a rien demandé, se chargent parfois spontanément de garder une trace du présent qui, les années passant, deviennent des documents historiques à la disposition des générations futures …

Un nouveau chantier de grande ampleur va avoir lieu en février 2019

Cette histoire a une suite. Je savais que l’événement le plus spectaculaire dans la vie de cette brasserie située entre la rue du général De Gaulle et l’avenue du Houblon – ce sont des choses qui ne s’inventent pas – était le remplacement des énormes cuves de fermentation… un événement qui ne se produit quasiment que tous les demi-siècles. Au début de 2019, me dirigeant vers un supermarché de la Zone de la Pilaterie, j’ai été arrêté par un barrage. Visiblement, on était en train d’assembler une grue de grand tonnage, à proximité du parc des cuves de fermentation. Pas besoin de me faire un dessin ! J’ai tout de suite pensé à André et à ses reportages. L’événement ne se présentant que tous les demi-siècles – ou peu s’en faut – c’était une occasion à ne pas rater !

Installation d’une cuve de nouvelle génération

J’ai eu la chance de pouvoir me mettre dans les pas d’André et de faire ce reportage. Même si mon matériel est plus sophistiqué, je me suis inspiré de sa méthode, prenant mon temps, variant les angles et les points de vue, attendant le bon moment – qui fluctue toujours en fonction des aléas techniques -… Tout cela prend du temps ! Du point de vue de la rentabilité et des heures passées, comparées à la longueur des textes produits, ce n’est pas excellent ! Mais, pour ce qui est de la qualité des images, j’espère ne pas avoir démérité. J’ai même poussé le vice jusqu’à accompagner le départ des anciennes cuves vers l’Est de la France, à onze heures du soir, quand tout le monde est couché et qu’il ne reste plus un chat en ville pour gêner le convoi.

Manoeuvrer ces  » monstres  » que sont les cuves de fermentation entre les immeubles de la ville est un travail d’orfèvre.

Elles ont la taille d’un immeuble et ont bien du mal à se frayer un passage à travers les blocs de béton des années 1960. C’est un spectacle impressionnant de les voir frôler les murs à quelques dizaines de centimètres pour se frayer un passage vers l’extérieur de la ville. Un petit détail amusant, les nouvelles cuves et la rénovation des anciennes ont été réalisées par la même entreprise de l’Est de la France qui avait assuré l’installation des anciens tankers, dans les années 1980. Naturellement, le reportage – dont on trouve un fac-similé dans le site Internet indiqué plus haut – donne tous les renseignements d’usage sur la dimension des cuves, leur poids, leur prix, les différentes entreprises qui ont assuré le travail etc. Avec les photos, cela prend à nouveau deux pages de journal.

Probablement que dans quelques années, tout cela sera oublié. On retiendra seulement les photographies que l’on comparera à la réalité du moment. Le paysage restera-t-il le même ou bien sera-t-il radicalement différent ? Installera-t-on de nouvelles cuves encore plus grosses et plus modernes, ou bien aura-t-on cessé de produire de la bière dans le Nord pour ne plus boire que celle qui vient de Chine ou du Vietnam ? Ce qui est certain, en revanche, c’est que c’est quelqu’un d’autre qui assurera le reportage !

Alain Cadet, journaliste
Alain Cadet, journaliste

Il a débuté dans la vie professionnelle comme enseignant. Après avoir coché la case du métier de photographe, il s’est orienté vers la réalisation de films documentaires, activité qui a rempli l’essentiel de sa carrière. Arrivé à la retraite, il a fait quelques films… mais pas beaucoup ! Les producteurs craignent toujours que, passé 60 ans, le réalisateur ait la mauvaise idée de leur faire un infarctus, ce qui leur ferait perdre beaucoup d’argent ! La suite a montré qu’ils se sont peut-être montrés un peu trop frileux, mais cela fait partie du passé. C’est ainsi que l’ancien réalisateur – un peu photographe, sur les bords – s’est mis à collaborer avec différents journaux. Il a aussi écrit des livres sur la guerre de 1914 – 1918 où l’image a une place importante. C’est ainsi que dans ce blog, on trouvera beaucoup d’articles sur des peintres ou des photographes anciens ou contemporains, des textes relatifs aux deux guerres, mais aussi des articles opportunistes sur différents événements. Comme les moyens du bord sont très limités, cela a obligé l’auteur à se remettre à la photographie – sa passion de jeunesse – pour illustrer ses textes. Il ne s’en plaint pas !

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