Sphinges et Phénix : le Pont Napoléon, un symbole lillois

Patrimoine Lillois

Le pont Napoléon est un monument singulier, vieux de plus de deux siècles. Si sa fonction n’a guère changé depuis ses origines, en revanche, il a connu bien des vicissitudes… au point de disparaître presque totalement, avant de renaître dans une forme très proche du monument des origines.

Le Pont Napoléon aujourd’hui

Histoires napoléoniennes

Le Pont Napoléon a la particularité d’être le seul pont couvert piétonnier du territoire français. Il est né dans les années 1810. Le projet répondait à différents besoins. Lille était plus que jamais enserrée dans ses remparts. Elle étouffait. L’Esplanade située de l’autre côté du canal de la Moyenne-Deûle constituait un parc naturel et un lieu de loisir idéal pour les Lillois. L’endroit était particulièrement adapté aux manifestations populaires telles que les joutes sur l’eau – qui ont disparu ici aujourd’hui, contrairement à celles des villes du Sud – mais qui étaient, à l’époque, plébiscitées par les Lillois. L’Esplanade accueillait aussi les autres rassemblements festifs ainsi que les parades militaires. Construire un pont qui permette de franchir le canal et de faire communiquer la ville avec l’Esplanade était particulièrement bien venu.

Le Pont Napoléon des origines

Le chantier de la construction du nouveau pont est confié à Benjamin Dewarlez, un architecte néoclassique lillois[1]. Cette décision était particulièrement pertinente puisque le futur bâtisseur du pont s’était fait connaître sur la place de Lille – et ailleurs – en organisant des fêtes commémoratives sur la place d’armes située de l’autre côté du bras du canal de la Deûle. Le pont, dans sa première version, est bâti en pierre, avec une arche très fine. Il est conçu dans l’esprit des ouvrages « romains », une référence architecturale qui avait traversé les siècles. Il était malgré tout proche de son aspect contemporain. Sur chacune des entrées du pont, juchées sur deux piédestaux bâtis de chaque côté du passage, on trouvait des Sphinges[2], références à l’Égypte antique, très à la mode sous Napoléon. Sur ses frontons, sont gravés les noms des batailles principales remportées par l’Empereur.

L’un des frontons du pont. Ici, la bataille d’Arcole.

Ce pont de Benjamin Dewarlez – construit entre 1809 et 1811 – est un hommage au premier empire. Il ne ressemble à rien d’autre qui soit connu et surtout, il se révèle très commode pour accompagner les loisirs des lillois.

Mais à la fin des années 1840, la fine arche de pierre, pourtant si décorative, est en ruine. Il va falloir restaurer le pont. Ce sera chose faite en 1850. Plutôt que de recopier le modèle dont on avait mesuré les inconvénients, on opte pour une solution plus pérenne. La pierre est remplacée par des arcs métalliques ajourés, une grande spécialité des usines sidérurgiques du Nord de l’époque. L’ouvrage est tout à fait solide et ne prendra aucune ride jusqu’à l’année 1914.

Le Pont Napoléon, version 1850, à la fin du XIXe siècle avec ses arches métalliques

Histoires allemandes

Pendant la première Guerre mondiale, d’octobre 1914 à octobre 1918, Lille est occupée par l’armée allemande. L’Occupant déploie une énergie étonnante afin d’éradiquer dans la ville tout ce qui pourrait évoquer la France… de près ou de loin ! Il va sans dire que ce pont, dédié à un empereur français, orné de frontons portant des noms de batailles – qui sont bien souvent synonymes de défaite pour l’armée allemande – est très mal vu par le Gouverneur de Lille. Il dépêche bientôt une escouade de vandales, armés de burins pour effacer à jamais les noms et la mémoire de ces revers germaniques. Pour la petite Histoire on notera que, à cause de leur inKultur, les saboteurs n’effacèrent pas toujours les bons noms ! Il est de bon ton de brocarder l’armée allemande mais elle n’était pas la première à avoir eu cette idée. Dans les années 1840, sous le règne du bon roi Louis-Philippe, on effaça également le nom des victoires napoléoniennes et on baptisa l’édifice « Pont Royal. » En octobre 1918, sous la pression de l’armée anglaise, l’Occupant est contraint de battre en retraite. Le seize du mois, en même temps qu’elle quitte la ville, l’armée allemande fait sauter toutes ses infrastructures parmi lesquelles ses ponts et, en premier lieu, le Pont Napoléon !

Le pont dynamité par l’armée allemande en fuite, en octobre 1918

Pendant les deux années qui suivirent la fin de la guerre, les Lillois, privés de leur « Pont Napoléon », étaient tristes. Mais ils avaient d’autres malheurs, bien plus graves à pleurer. Ils firent contre mauvaise fortune bon cœur. Au printemps 1920 est organisée une Grande Exposition internationale sur le Champ-de-Mars. Le pont serait très utile. Il est reconstruit avec les moyens du bord et un budget étriqué. On se contente d’un dispositif – annoncé comme provisoire -, une sorte de cage métallique qui enjambe le canal, appuyée sur ce qui reste des deux pilastres de pierre du pont d’origine. C’est très laid, mais assez fonctionnel. Le pont remplira son office pendant toute la durée de l’exposition, puis dans les deux décennies qui vont suivre.

Le pont provisoire de 1920. Il restera en service jusqu’en mai 1940

En mai 1940, voici l’armée allemande de retour. Adolf Hitler qui, en octobre 1914, avait fait partie des premiers détachements à pénétrer dans Lille avec le simple grade de caporal de l’armée bavaroise est devenu le chef suprême de la Nation allemande. Entre assiégeants et assiégés, le combat est inégal, en hommes comme en matériel. Les troupes françaises en infériorité numérique vont résister six jours, du 25 au 31 mai. Agrégée à la première division marocaine du général Mellier qui tient la ville de Lambersart, on trouve une poignée de soldats britanniques du corps du génie. Ce sont eux qui, pour ralentir l’avance allemande, vont démonter le pont Napoléon à l’aide de pioches et de burins. J’ai parfaitement conscience de raconter ici une Histoire différente de celle de la « concurrence ». Pour tout le monde, Wikipédia, articles de journaux, sites réputés sérieux et même ouvrages historiques, c’est l’armée allemande en déroute, qui, en septembre 1944, fait à nouveau exploser ce malheureux pont Napoléon. Si elle avait le profil du « coupable idéal », elle n’était pour rien dans la disparition de l’ouvrage… et surtout pas à cette date ! Encore une illustration des dommages collatéraux produits par l’Internet et le « copier-coller. » [3]

Le pont juste avant la seconde Guerre mondiale

Va rester, pendant de longues années, sur chacune des deux rives du canal l’ébauche d’un escalier monumental qui ne mène nulle part, stigmate d’une période douloureuse, à l’image de ces villes-martyres qui ont tenu à conserver dans l’état quelques pans de ruines pour témoigner de leur passé tragique. A une date indéterminée les Sphinges sont déménagées dans un lieu inconnu. Il est admis que cette Histoire du Pont Napoléon appartient désormais au passé.

Histoire lilloise

Mais, à la surprise générale, dans les années 2010, par la volonté municipale de la Ville de Lille, le pont martyrisé va renaître. Le projet retenu propose une version visuellement très proche du bâtiment initial. Bien sûr, ce chantier représente une belle somme – 1,8 millions d’euros – mais l’impact sur le paysage du canal est du plus bel effet. Les travaux, rondement menés, vont débuter en janvier 2014 pour se terminer en octobre.

En juillet 2014, on pose le tablier métallique du pont sur les deux pilastres de béton, ce qui a pour effet de relier les deux rives pour la première fois depuis mai 1940.

Si l’ouvrage a la volonté de ressembler à son ancêtre, il met en œuvre des techniques très différentes. Bien sûr, on a démonté précautionneusement, pierre par pierre, les vestiges de l’ancien pont pour qu’ils puissent reprendre leur place initiale dans la nouvelle construction, mais le reste du projet s’inscrit dans la modernité. Appuyée sur des fondations faites de colonnes de soixante centimètres de diamètre et de vingt-six mètres de long, la structure du pont est constituée d’un béton particulièrement résistant. Il suffira de parer l’édifice avec les pierres blanches d’origine, de nouvelles provenant de la même carrière et des pierres bleues identiques à celles du pont de 1810 pour obtenir le résultat que l’on connaît aujourd’hui. Mélangeant des techniques anciennes et modernes, le nouveau pont ressemble beaucoup à son prédécesseur, sans toutefois le copier.

Gravure du pont de 1810 et maquette du projet de 2010 : deux siècles séparent ces deux dessins

Reste le problème des Sphinges ! Avec tout ce temps qui s’était écoulé, elles avaient disparu dans une faille temporelle. Impossible de les retrouver ! Il a fallu les reconstituer d’après photo dans des formes et des dimensions les plus proches possible de l’original. Encore une fois, on n’a pas fait dans la demi-mesure. Le sculpteur a réalisé l’original en pierre, à l’ancienne, ce qui permet une précision des formes inégalable. Une fois sorties du moule, les quatre Sphinges sont de belles jeunes-filles en acier de 250 kilos chacune. Elles sont du plus bel effet pour encadrer la montée du Pont.

Bien sûr, de l’autre côté du pont il n’y a plus le petit kiosque, ni les guinguettes à proximité, que les nostalgiques du début du XXe siècle aiment contempler sur les vieilles cartes postales mais l’Esplanade a pu retrouver sa vocation de lieu de promenade pour les Lillois.

Janvier 2015, dernière retouche au joint d’étanchéité des Sphinges (version 2014), avant l’inauguration du monument.

[1] On doit à ce même architecte la construction du Conservatoire de musique de Lille, situé sur la place du Concert.

[2] Les Sphinges sont le féminin pluriel de Sphinx, tel qu’il en existe un près de la pyramide de Gizeh. Avec la campagne d’Égypte, Napoléon avait ramené beaucoup de vestiges de l’époque antique pour les Musées de l’Empire ainsi que quelques monuments comme l’Obélisque de la place de la Concorde. L’orientalisme – et singulièrement celui de l’Égypte antique – était à la mode, en ce temps-là, sur le territoire français.

[3] Le pont, partiellement détruit, fut débarrassé de son tablier devenu inutilisable par l’entreprise Duflot, 2 rue d’Holbach qui fut chargé de l’enlèvement des parties détruites le 24 juillet 1940, Arch. de Lille (141 J 649).

Visite du monument

Où c’est ? : Façade de l’Esplanade, à hauteur de la rue de Jemmapes. Il franchit le canal de la moyenne Deûle dénommée le plus souvent à Lille canal de l’Esplanade et permet l’accès au champ de Mars, qui possède un parking pour les automobiles.

Coordonnées GPS : 50°38’34 »N – 3°03’09 » E

On pourra également consulter sur ce même blog, l’article intitulé : « Dernières retouches pour le Pont Napoléon et fin définitive des travaux »

Courrier des lecteurs

Stéphane Eeckeloot : Peut-être le connaissez-vous sans le savoir. Il a tenu pendant des décennies le commerce ambulant qui se trouvait au début de l’allée menant à la Citadelle. Ce que peu de gens savent c’est qu’il s’intéresse à l’histoire locale au point d’être un grand familier des Archives de Lille – c’est là qu’il a retrouvé le document cité en note [3] – et des Archives Départementales du Nord. Ses textes sont toujours extrêmement bien référencés. Voici ce qu’il écrit à propos de cet article : «Enfin, la vérité rétablie ».

Alain Cadet, journaliste
Alain Cadet, journaliste

Il a débuté dans la vie professionnelle comme enseignant. Après avoir coché la case du métier de photographe, il s’est orienté vers la réalisation de films documentaires, activité qui a rempli l’essentiel de sa carrière. Arrivé à la retraite, il a fait quelques films… mais pas beaucoup ! Les producteurs craignent toujours que, passé 60 ans, le réalisateur ait la mauvaise idée de leur faire un infarctus, ce qui leur ferait perdre beaucoup d’argent ! La suite a montré qu’ils se sont peut-être montrés un peu trop frileux, mais cela fait partie du passé. C’est ainsi que l’ancien réalisateur – un peu photographe, sur les bords – s’est mis à collaborer avec différents journaux. Il a aussi écrit des livres sur la guerre de 1914 – 1918 où l’image a une place importante. C’est ainsi que dans ce blog, on trouvera beaucoup d’articles sur des peintres ou des photographes anciens ou contemporains, des textes relatifs aux deux guerres, mais aussi des articles opportunistes sur différents événements. Comme les moyens du bord sont très limités, cela a obligé l’auteur à se remettre à la photographie – sa passion de jeunesse – pour illustrer ses textes. Il ne s’en plaint pas !

Publications: 379

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