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Gabriel Pagnerre, de l’oubli à la Pagnerromania

L’architecte Gabriel Pagnerre, coqueluche des riches familles de Mons-en-Barœul et de ses environs  avant la première Guerre mondiale, a connu une longue période de purgatoire, avant de sombrer dans un oubli profond. Depuis quelques années, il est redevenu à la mode jusqu’à atteindre, aujourd’hui, une apothéose

La première maison de Gabriel Pagnerre au 255 de la route de Roubaix.

En 1905, sur une parcelle constructible, au n° 255 de la route de Roubaix à Mons-en-Barœul (actuellement rue du général-de-Gaulle), vient s’établir un jeune architecte. Il a dessiné lui-même les plans de son étrange maison. Sa façade, marie les tendances modernes de l’époque – et notamment le courant Art and Craft – et les figures traditionnelles de l’architecture flamande. C’est, en quelque sorte, un manifeste de l’architecture moderne qui s’inscrirait dans la tradition régionale des villas du bord de mer. Ce style, plait beaucoup aux familles riches qui envisagent de faire construire leur maison dans ce bourg rural de 4000 âmes.

Le foncier, du secteur de la route de Roubaix, est abondant.

L’endroit bénéficie d’une ligne de tramway qui permet de rejoindre facilement Roubaix et Lille. Il se situe à la limite du réseau de distribution du gaz de ville, moyen moderne de se chauffer et de s’éclairer. Loin des fumées polluantes des industries lilloises et pourtant proche de tout, ce quartier monsois, c’est, en quelque sorte, la ville à la campagne ! Eugène-Gabriel Pagnerre va y connaître un succès fulgurant… ainsi qu’à Lille, La Madeleine, Croix et quelques villes du littoral flamand, dont il est originaire. Pour lui, les planètes sont alignées. Il correspond parfaitement aux goûts et aux moyens de la clientèle riche de son époque. Gabriel Pagnerre va signer beaucoup des belles « Bourgeoises » de la route de Roubaix qui, encore aujourd’hui, confèrent à cet endroit un cachet au luxe discret. 

Face au 255, la Villa Saint Luc et sa voisine deux belles « Bourgeoises » signées par l’architecte.

En 1912, il déménage, une rue plus loin, dans sa dernière création, Le Vert Cottage, une maison monumentale qui évoque un manoir anglais. Eugène-Gabriel ne le sait pas, mais il est au firmament de sa carrière. En 1914, la commune, compte déjà plus de 6000 habitants. Le 3 août, c’est la fin du Monde. L’Allemagne déclare la guerre à la France. La conséquence en sera, dix -huit millions de morts dont un million de militaires français. Lille et sa banlieue seront en grande partie détruites par des bombardements punitifs, ancêtres de ceux qui défraient aujourd’hui l’actualité. Mais, Gabriel Pagnerre est, en ce mois d’août, loin de Mons-en-Baroeul. Il est en vacances à Malo-les-bains, une région qui, en quatre ans de guerre, n’aura jamais été occupée par l’armée allemande. Ce père de famille de quarante ans, n’est pas mobilisable, mais il s’engage en tant que volontaire au bureau de recrutement de Dunkerque.

Il ne retrouvera son Vert Cottage que cinq ans plus tard, en 1919.

Dans le paysage lillois dévasté, le monde de la construction et des architectes a bien changé. Ceux qui sont restés à l’arrière maîtrisent désormais le système relationnel et l’accès aux budgets. Les dommages de Guerre sont parcimonieux. Le tissu industriel du Nord a été en grande partie détruit par l’Occupant. Les riches familles du Nord, jadis opulentes, sont désormais beaucoup plus regardantes. Débute, pour l’homme de l’Art, la période des vaches maigres ! De son côté, il n’y met guère du sien. Il collabore à l’hebdomadaire « L’Enchaîné », la revue régionale des Communistes. Dans cette France Bleu-Horizon de l’après-Guerre, ce Franc-maçon-rouge fait tache ! Les marchés de prestige de la bourgeoisie locale lui sont désormais barrés. Il doit mettre en vente son cher Vert-Cottage et s’installe, à Lille, dans un lieu plus modeste pour viser une clientèle différente. Il cible la construction des « habitations à bon marché », qui, avant l’heure, ressemblent à celles de la « loi Loucheur ». 

Plan d’am§sagement de la ville de Mons-en-Baroeul, l’architecte et sa plaque lilloise.

Destinées à une clientèle d’employés au revenu limité, elles sont plus petites et moins luxueuses que les constructions du temps jadis. Les petites maisons du quartier du Plouich, à Marcq-en-Barœul ou de la rue Pasteur à Mons-en-Barœul sont des témoins de ces programmes. Ces logements, considérés comme exigus dans les années 1920, passent, aujourd’hui pour être très spacieux et atteignent des prix élevés dans les agences immobilières. Gabriel Pagnerre, qui garde quelques relations dans certaines municipalités va aussi dessiner des bâtiments publics : des écoles, des bains publics, des établissements hospitaliers et même une « Maison du Peuple » ! A la marge, comme au autrefois, il signera quelques maisons luxueuses, suivant la mode… dans le style anglo-normand ou selon les principes de l’Architecture fonctionnelle.

Une maisons des années 1930.

En 1937, victime d’un premier AVC, Gabriel Pagnerre se voit désormais dans l’impossibilité d’exercer son métier.

Sans ressource, marqué par la maladie, il va trouver un refuge de fortune dans le local du journal – très conservateur – de son éditeur. Il ne survit que grâce à la générosité de ses amis. Prise de compassion, sa fille cadette, Nelly, qui exerce un métier modeste à Paris, va le recueillir. Une nouvelle attaque provoque son décès ; en juin 1939. A partir de la fin des années 1930, le nom de Pagnerre qui, souvent, faisait la Une des journaux régionaux, va disparaître. Si l’homme est toujours vivant, l’architecte est déjà enterré. Sa mort, dans le contexte d’un nouveau conflit mondial annoncé, va passer inaperçue. La Guerre va achever d’effacer les mémoires. Plus personne désormais ne prononce plus le nom de l’architecte. Seules, les plaques, apposées sur les maisons de la rue du général-de-Gaulle ou d’ailleurs, rappellent au badaud le souvenir du créateur de ces édifices prestigieux. 

Rue du Quesnelet, la dernière maison d’Eugène Gabriel Pagnerre à Mons.

Au début des années 2000, le nom d’Eugène-Gabriel Pagnerre est enfoui dans les mémoires depuis très longtemps.

En 2004, « L’Association Historique de Mons-en-Barœul » choisit, pour une prochaine version des Journées Européennes du Patrimoine d’honorer, ce compatriote oublié. Quatre ans auparavant elle avait publié la bible de référence de l’Histoire locale, « Du Village à la Ville ». Ses auteurs, Jacques Desbarbieux, le président d’alors, Jeanne-Marie et André Caudron, deux membres de l’association, avaient consacré à Gabriel une simple page : une courte biographie illustrée de quelques photographies. Il restait beaucoup à faire pour mener à bien le travail prévu : une exposition … et même un film ! Mais, il restait de la marge ! La manifestation n’était prévue qu’en 2006 !  

Un groupe est constitué avec les membres intéressés de l’association et des éléments extérieurs… dont un réalisateur. Il est chargé d’avancer sur le recueil des données et le scénario du film. Un premier inventaire des maisons de l’architecte, à Mons, mais aussi dans les autres villes de la métropole ou du dunkerquois, est réalisé. Des textes resurgissent : ceux de l’Enchaîné (situé à gauche) et du Mercure de Flandre (très à droite, régionaliste flamand), des articles des journaux de l’époque. Surtout, à l’occasion de cette recherche, on découvre le mémoire de fin d’études de Nathalie Ponchel (1987), architecte, ancienne élève de l’Ecole d’architecture de Lille. Le sujet lui en avait été soufflé par son professeur d’alors, Didier Joseph-François, qui, depuis, est l’auteur d’un ouvrage de référence sur l’architecture civile de la Région et détenteur d’un savoir encyclopédique sur les demeures de Flandre et leurs architectes.

Beaucoup de maisons remarquables étaient inventoriées dans l’ouvrage.

Il était illustré par des photos anciennes, des plans d’époque et des documents récents. Ce mémoire a été très important pour progresser dans la connaissance de l’œuvre de l’architecte. Surtout, Nathalie Ponchel, s’était rendue à Paris pour rencontrer Nelly, la fille de Gabriel. Elle avait pu recueillir ses souvenirs et reprographier le dossier photographique de l’architecte : clichés familiaux, images d’époque des bâtiments récemment construits et des chantiers en cours. Cette documentation, partagée avec le groupe, va se révéler très importante pour comprendre la trajectoire de l’architecte. Nathalie Ponchel, après avoir défini les différents styles que l’architecte a développé au cours de sa carrière, le définit dans son mémoire comme un artiste « éclectique », qui prend toujours le parti de la modernité en épousant les nouvelles tendances de son époque. L’exposition et le film commençaient à prendre corps. C’est alors que se produisit un évènement fâcheux. Une majorité du Bureau de l’Association Historique prit à parti le président Desbarbieux, lui reprochant sa gestion de l’opération Pagnerre, au point de provoquer sa démission. Selon eux, le président outrepassait ses pouvoirs en dépensant sans compter les deniers associatifs et publics pour cet architecte inconnu. C’était surtout le film qui était dans le collimateur. 

Pourtant il reposait sur l’essentiel sur le bénévolat.

Les moyens de tournage et de montage étaient mis gracieusement à disposition par deux membres du groupe, Alain et Cédric Le Maoût, des techniciens très pointus s’étaient investis gratuitement dans le projet. S’il avait fallu payer tout le monde au tarif syndical, ce film aurait coûté cent fois plus que ce qui a été dépensé. Mais, il y existait quand même de frais incompressibles comme l’achat des cassettes, la location d’un autobus pour déplacer les figurants, les remboursements du séjour des intervenants. Tout cela représentait un montant plus élevé que le budget habituel des éditions précédentes des Journées du Patrimoine.

Ces circonstances n’empêchaient pas totalement le bouclage de cette édition 2006, mais c’était gênant pour la suite car le le travail de découverte du sujet qui était loin d’être achevé. Le film ne fut terminé que quelques heures avant sa première projection dans la salle de spectacle du fort Macdonald. Il y eut d’autres séances comme celle, en plein air – haute en couleur – de la place Alexandre Dumas (entre Mons et Lille) devant plusieurs centaines de personnes. Le projecteur était le plus puissant existant en Région et des employés d’EDF, habitant les maisons voisines avaient retiré les plombs des lampadaires, le temps de la projection, pour assurer une image optimale. Ces journées, furent conformes à l’esprit d’Eugène Gabriel dont la discrétion n’était pas la vertu première.

Ceux qui continuaient à être intéressés par le sujet ont continué le travail d’inventaire des constructions et la collecte de documents. 

En mai 2007, Jacques Desbarbieux fait paraître son livre « Gabriel Pagnerre, architecte de notre terre », dont tous les exemplaires avaient été vendus avant même qu’il soit imprimé. En 2008, il fonde l’association « Eugénies », comme « Eugène », le second prénom de Gabriel et comme « Eugénie », celui de sa mère. « Eugénies » se fixe comme but de faire connaître le travail de l’architecte et de valoriser le patrimoine architectural régional. Beaucoup de nouvelles découvertes d’immeubles et de documents vont être faites par Jacques Desbarbieux et Guy Selosse qui vont en tirer une demi-douzaine de livrets thématiques, déclinant différents aspects ou réalisations remarquables. Des expositions, des visites guidées dans différentes communes vont être organisées. L’association va inventorier environ 400 maisons dans l’agglomération lilloise dont 80, ans la seule ville de Mons-en-Baroeul… sans compter les établissements publics et collectifs. Mais, au fil des ans, l’intérêt pour le sujet s’émousse tandis que les vocations pour un travail bénévole se font rares. Ainsi, les deux chevilles ouvrières d’Eugénies décident-elles, en 2021, de raccrocher les gants. Les actifs d’Eugénies sont légués pour financer la décoration du cinéma Le Mondial ,un cinéma de Lille construit dans les années 1910, en cour de rénovation ? 

Guy Selosse et Jacques Desbarbieux en 2021.

En 2024, les propriétaires de deux « Pagnerres » remarquables, Thomas Sanchez et Benoit Bonnaillie (« La Villa Saint-Luc ») et Marie et Cédric de Barbarin (« Le Vert-Cottage ») ont l’idée de créer un parcours pédagogique qui permettrait la découverte de l’œuvre dans les rues de la ville. Ils sont rejoints par l’infatigable Jacques Desbarbieux. Ensemble, ils vont postuler auprès de la Mairie pour obtenir un budget participatif pour sa réalisation. Le projet ne fut pas élu mais l’année suivante il a été repris par les seuls Thomas Sanchez et Benoit Bonnaillie… avec succès, cette fois.

Cet événement d’actualité, en apparence anodin, a déclenché la venue d’une journaliste et d’un photographe du journal régional la Voix du Nord, suivie de la publication de deux pages complètes sur l’architecte avec force explications et illustrations. Un tel événement ne s’était pas produit depuis plus de 60 ans, à  l’époque de la construction du nouveau quartier, qui permit de doubler la population de la ville !

Une double page du journal régional de l’édition métropolitaine.

Naturellement, je ne vais pas bouder un certain plaisir.

Même si je suis toujours resté le plus discret possible, j’ai participé plus que d’autres, sous diverses casquettes, dans des lieux et des moments différents, à ce mouvement pagnerrophile des vingt dernières d’années. Quand même, quand on pense qu’il s’agit de quelqu’un qui a fini sa vie quasiment comme un SDF, totalement oublié pendant 60 ans, on est étonné ! La renommée de Gabriel Pagnerre restera-t-elle à son niveau actuel dans les temps futurs ? On peut craindre que comme la mer du Nord, si chère au Dunquerkois, qui, après s’être avancée jusqu’au ras des maisons, se retire au loin, sa notoriété s’estompe avec le temps. Mais elle a duré et atteint un tel niveau que l’on peut penser que le nom de Gabriel Pagnerre n’est pas prêt de s’effacer comme la marque des pas sur le rivage engloutie par la marée. 

Le littoral dunquerkois, lieu de naissance de Gabriel Pagnerre.

Prolongements :

Le site de Jacques Derbarbieux

https://pagnerre.blogspot.com

Le film

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