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Une commémoration, à travers les générations

Ce 8 mai 2025 marque le 80e anniversaire de la capitulation du régime nazi. L’évènement mettait un point final à une longue période de malheurs et de destructions qui s’est traduite par 60 millions, de morts.
80 ans est un chiffre rond qui se prête bien aux commémorations.
Depuis 1945, il s’est écoulé presque un siècle… une éternité ! C’est ce qu’exprime l’historien Yves Le Maner : « On n’est plus dans la mémoire mais dans l’Histoire. Je constate un moindre intérêt de la part de la jeunesse. Pour beaucoup, ces évènements sont devenus trop lointains. Ils ont grandi dans un monde globalement pacifique ». Pourtant, selon un sondage récent, 81% des Français, toutes tranches d’âge confondues, considèrent comme important l’acte de commémorer le 8 mai. Pour 41%, d’entre eux la Seconde Guerre mondiale est l’évènement le plus important depuis 1900. Les jeunes ne sont que peu en décrochage par rapport à ces chiffres.
Malgré la disparition progressive des anciennes générations, autour du monument du « Square du Combattant », 200 personnes avaient fait le déplacement pour commémorer ce 80e anniversaire, Cet évènement historique a conditionné le monde dans lequel nous vivons. C’est ce qu’a souligné dans son discours, le maire de la commune, Rudy Elegeest : « La Guerre finie, chez les vainqueurs comme chez des vaincus, les plaies sont vives ». C’est le moment de reconstruire à partir du champ de ruines de chaque côté du Rhin. « La guerre finie », poursuit-il, « c’est, en France, le droit de vote enfin accordé aux femmes, la création de la sécurité sociale, la nationalisation de moyens de production d’énergie. La seconde guerre mondiale a été la matrice d’un autre monde. » Si le 8 mai 1945 a été l’acte de naissance d’un monde plus pacifique, les évènements récents en Ukraine, comme à Gaza, nous renvoient à cette époque que l’on croyait révolue. Le devoir de mémoire des jeunes générations n’est pas un luxe
Leyna et Aya, les nouvelles porte-drapeaux

Aya, 10 ans et Leyna, 11 ans, sont les nouvelles porte-drapeaux de la section des anciens combattants de la ville… tout du moins pour cette commémoration du 80e anniversaire de la capitulation de l’Allemagne. Elles ont des idées précises sur ce qu’est le 8 mai 1945 et la période qui a précédé parce qu’elles ont étudié tout cela à « l’école des Provinces », sous la direction de leur instituteur. La section des anciens combattants, avait un problème ! C’est que les porte-drapeaux, anciens combattants, qui officiaient depuis bien des années, sont devenus très vieux.
Désormais, des sièges réservés leur permettent d’assister assis aux cérémonies du souvenir. « Ce n’est pas facile de porter un drapeau en se tenant à une canne », explique Claude Géry, le président des anciens combattants. D’où son idée de solliciter les enfants des écoles. Les lourds drapeaux de la Section demandent beaucoup de force. La municipalité a fait l’acquisition de deux équipements (drapeau et baudrier) adaptés à des enfants. Comme c’était au tour de l’école des Provinces d’accompagner la cérémonie, les néo-porte-drapeaux ont été choisis dans l’établissement. Leyna et Aya étaient « volontaires » pour ce travail mais elles n’étaient pas les seul(e)s : « presque tous les élèves étaient volontaires », racontent-elles. Alors démocratiquement, on a tiré au sort et leurs noms sont sortis du chapeau. S’en est suivi, pendant une heure durant, une séance de formation accélérée sur la manière d’orienter le drapeau en fonction des différents moments de la cérémonie. La leçon a été bien apprise et la commémoration s’est déroulée impeccablement sous l’œil attentif de leur formateur d’un jour.
Le discours du maire, Rudy Elegeest :

Mai 1945, partout en Europe les commandements des forces allemandes présentent leur reddition aux alliés. Le 2 mai, la bataille de Berlin s’achève. Le général d’artillerie Helmut Weidling, commandant de la capitale du Reich se rend sans condition au général soviétique Vassili Tchouïkov. Le 8 mai – il y a 80 ans aujourd’hui, est signée la capitulation générale des armées du Reich. Très vite, le silence des armes s’étend sur toute l’Europe.
Il y a là, en ce 8 mai 1945, un point de cristallisation de l’histoire.
En physique, il s’agit du passage d’un état désordonné – gazeux – à un état ordonné – des cristaux. La comparaison ne vaut pas sur tous les plans même s’il y a un « avant » et un « après » 8 mai 1945.
Ce jour-là commence l’après-guerre ou plus précisément l’immédiate après-guerre encore tout éclaboussée des boues et des cendres de la guerre. L’incendie éteint, les soldats du feu repartis, restent autour des décombres fumants, ceux qui ont perdu beaucoup de ce qui composait leur vie d’avant et qui, désemparés, perdus, dépourvus de ressources, livrés à eux-mêmes se demandent de quoi l’avenir sera fait ? Tel est le cas pour des millions de personnes au travers de l’Europe.
Oui, en cette année 1945, du Havre à Dresde, de Londres à Varsovie, partout en Europe où la guerre a sévi, chez les vainqueurs comme chez des vaincus, les plaies sont vives, profondes, certaines incurables.
La guerre finie, sonne l’heure des bilans, des comptes et des règlements de compte. Entre espoir et réalité, on prend petit à petit la mesure des innombrables conséquences de la guerre. Elles se feront sentir durant des décennies jusqu’à aujourd’hui.
La guerre finie, c’est le rapatriement des rescapés des camps, témoins de la plus inconcevable des entreprises de mort. La plupart attendront en vain le retour de leurs proches, la plupart ne retrouveront même pas les simples souvenirs de leur vie d’avant. Ne leur reste que le rêve de s’inventer un nouveau pays.
La guerre finie, c’est le retour de plus d’un million de prisonniers de guerre après cinq ans d’absence. Comment reprendre le fil ordinaire de sa vie auprès d’enfants que vous reconnaissez à peine et pour qui vous êtes presque un étranger. Quelle place pour ces absents, ces battus de 40 dans une société qui a subi de tels bouleversements ?
La guerre finie, en marge de la liesse populaire, montent d’autres fièvres, celles de l’épuration d’abord sauvage avant que la justice ne s’en saisisse. Il y eut des procès, des condamnations, mais aussi des non-lieux, des non-dits, des failles, des trous de mémoire.
La guerre finie, ce sont des centaines de milliers de sans-abri trouvant refuge dans les rares bâtiments épargnés par les bombardements. Ce sont des pénuries persistances de tout ou presque. La nourriture, les vêtements, le charbon manquent. Les derniers tickets de rationnement ne disparaîtront qu’en décembre 1949. Dans ces conditions, le marché noir continua de prospérer, faisant toujours les affaires des profiteurs d’après-guerre.
La guerre finie, c’est le début d’une autre occupation, celle de l’Allemagne par les quatre puissances victorieuses. Renversement de l’histoire, la population allemande dénonça à son tour les exactions de toutes sortes, les réquisitions arbitraires, les démontages sauvages, les déboisements massifs, les brimades quotidiennes ou l’arrogance méprisante des troupes d’occupation.
La guerre finie, ce sont près de 750 000 soldats Allemands qui sont retenus prisonniers sur le sol Français. « Ils ont détruit, ils réparent » ainsi se résume l’attitude des pouvoirs publics à leur égard. Ils furent employés aux travaux agricoles, à la remise en état des voies de communication, au déblaiement des zones sinistrées ainsi qu’aux dangereuses tâches de déminage.
La guerre finie, ce sont près de 200 000 enfants qui porteront à vie la tâche des amours jugés coupables de leurs parents venus des rives opposées du Rhin et réunis par les hasards de la guerre. Enfants de la honte doublement rejetés, privés de l’affection d’un père, leur reconstruction et l’acceptation de leur histoire ne viendra que longtemps après.
La guerre finie, c’est un écroulement psychologique pour des dizaines de milliers de jeunes endoctrinés dès leur plus jeune âge, méthodiquement préparés à une soumission aveugle aux théories et aux ordres d’un pouvoir fou, un régime qui parvint à transformer des milliers d’hommes ordinaires en tueurs en série.
La guerre finie, l’Europe fait l’objet de grandes manœuvres géopolitiques au milieu desquelles sont éparpillés au hasard des routes des dizaines de milliers de déplacés qui ne savent plus qui ils sont, où ils vont et sous quel régime, ils devront vivre désormais. C’est aussi dans ce vent de liberté qui parcourt le monde, un effritement des anciens empires et une brusque accélération des processus de décolonisation.
La guerre finie, la course aux armements de plus en plus destructeurs se poursuit avec encore plus d’ardeur et rien m’empêchera les premières explosions et la prolifération des bombes atomiques. De quoi entretenir à l’avenir bien des guerres et bien des menaces.
La guerre finie, c’est, en France, le droit de vote enfin accordée aux femmes, la création de la sécurité sociale, la nationalisation de moyens de production d’énergie. On assiste aux premiers pas encore timides de la future union européenne. L’Organisation des Nations Unies est instituée le 24 octobre 1945 ; une grande majorité de pays y adhèrent et en signent la charte. Et très vite, une autre guerre, froide celle-là, succède à la précédente. l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) vit le jour dès le 4 avril 1949. Elle fut mise en place pour protéger l’Europe contre une agression soviétique.
La guerre finie, les enfants lisent les aventures de Tintin dans « Cœurs Vaillants ». Dans l’air flottent des airs de jazz. A partir d’avril 45, les bals populaires interdits pendant l’occupation réenchantent les places publiques. Les jeunes gens se bercent de chansons douces diffusées à la radio. Charles Trenet imagine « dans le ciel bleu », que « le passé s’endort ». Le tube de l’année 45 de Lina Margy s’intitule « les cigognes sont de retour avec le soleil des beaux jours ». La génération montante a soif d’avenir, veut tourner la page d’une première moitié sanglante du XXème siècle. Paix, progrès, prospérité, plein-emploi sont les nouvelles vertus cardinales. Les maternités sont pleines, c’est le baby-boom.
La seconde guerre mondiale a été la matrice d’un autre monde.
Nous, les enfants de l’après-guerre, avons été, selon nos âges, les témoins du déroulement de cette histoire ; collectivement, nous en sommes porteurs, ce sont nos bagages mémoriels.
Dans les années trente, Jean Anouih a écrit une pièce « le voyageur sans bagages ». Elle met en scène un blessé de la guerre 14 ayant perdu la mémoire et partant à la recherche de ce qu’il a été. Il retrouve son passé mais, depuis il a changé et ce qu’il découvre de lui le dérange car en contradiction avec ce qu’il est devenu. Il refuse de s’y reconnaître et endosse alors une fausse identité choisie.
Anouilh nous invite ainsi à une réflexion sur l’emprise du passé sur nos vies. Contrairement à Gaston, l’amnésique de sa pièce, nous ne devons, ni ne pouvons faire abstraction de notre passé collectif. Nous ne pouvons pas non plus être sélectif, en retenir une partie et en oublier une autre ! Nous ne pouvons pas non plus le remodeler à notre convenance.
Nous appartenons, quoiqu’on fasse, à des sociétés, des groupes sociaux, porteurs de bagages dans lesquels sont entassés pêle-mêle le sombre et le lumineux, le juste et l’inique, le mémorable et le méprisable.
Mais, si nous sommes porteurs d’une histoire, ce n’est pas elle qui nous porte. Il n’y a, fort heureusement, ni fin de l’histoire, ni déterminisme historique. A cause ou grâce à ces bagages et de ce qu’ils nous révèlent, nous pouvons être des artisans plus éclairés, plus lucides de ce qui viendra ; l’histoire s’écrit toujours d’abord au présent. Juste après la guerre, Roberto Rosselini avait tourné dans Berlin en ruine, un film sinistrement noir : « Allemagne année zéro ». On sait depuis, quel fut le chemin, après cette funeste année 1945, de ce pays qui a osé affronter son passé.Zéro n’est pas la fin mais le début de la série des nombres. Chaque jour est un nouveau départ. Le monde d’aujourd’hui, même s’il en est la continuation, est bien différent de celui d’hier, qu’en sera-t-il de demain ? C’est à nous, en particulier aux jeunes générations, de l’écrire.
Texte de Francis Bossut, adjoint au maire.