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De Lille à Gand, le mystère de l’Agneau Mystique
Aucune autre œuvre dans l’histoire de la peinture n’a été autant scrutée, analysée, que L’Agneau Mystique, le polyptique de la cathédrale de Gand. Mais, il en existait une autre version, à Lille, dont nous ne savons pratiquement rien.

Dès sa création, le retable de l’Anneau Mystique a provoqué une véritable sidération dans le monde des Arts et des artistes.
Au milieu du XVe siècle, les peintres de Venise ou de Florence n’hésitaient pas à entreprendre le pèlerinage, à dos de mulet ou à cheval, jusqu’à la cathédrale Saint-Bavon de Gand, Ce voyage initiatique, s’est poursuivi, bien au-delà. Albert Dürer effectue son dernier périple européen, de Nuremberg vers la Flandre, en 1521. Il note à cette occasion dans son carnet, « Le Voyage aux Pays-Bas » qu’il a vu dans la cathédrale de Gand un retable remarquable « de Jan van Eyck ». Il dessinera ensuite sa propre version de l’Agneau.
Au cours des siècles suivants, l’intérêt pour le retable va s’amenuiser. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’Agneau, pour ceux qui connaissent encore son existence, est considéré comme un souvenir d’un âge révolu. A l’occasion d’une énième rénovation, en 1920, le retable retrouve une certaine actualité. Paul Claudel – sans doute pour d’autres motivations que son intérêt pour l’Art et les artistes – renoue avec la tradition du pèlerinage de Gand. Il écrit : « Porche monumental, dressé par les frères sublimes, au seuil de cinq siècles de peinture. »
La légende de « L’Agneau Mystique » doit aussi beaucoup à son existence tourmentée. C’est un véritable miracle que le polyptyque nous soit parvenu. En 1789, les troupes de la Révolution française s’en emparent et l’emportent à Paris.

C’est le Duc de Wellington, en personne, qui, après Waterloo, ramènera le retable à Gand. Mais, les ennemis de l’intérieur sont tout aussi redoutables ! L’année suivante, six des panneaux du retable sont vendus à la découpe par les marguillers de la cathédrale et le diocèse à Nieuwenhuys, un marchand belge. Ils en tirent la somme de 3 000 florins : Il faut bien faire bouillir la marmite ! Un an plus tard, le négociant les revend seize fois ce prix à Edward Solly un amateur britannique… qui lui-même les cédera pour quatre fois la somme déboursée… au Roi de Prusse ! Restaurés, ces six panneaux seront exposés jusqu’à la fin de la première guerre mondiale à la Gemäldegalerie de Berlin. En 1920, inclus dans la dette de Guerre de l’Allemagne, le polyptyque est restitué à la Belgique. La nuit du 11 avril 1934, deux panneaux : « Les Juges intègres »et « Saint Jean-Baptiste de l’Agneau Mystique », sont dérobés. « Les Juges intègres » ne seront jamais retrouvés. Le panneau actuel est une copie ! A la Guerre suivante, revoilà les Allemands ! Le polyptyque est confisqué. Il atterrit dans la mine de sel d’Altaussee en Autriche, là ou Hitler a entassé les œuvres majeures de l’art européen – 6 500 pièces quand même – pour constituer son musée personnel.

En 1945, il donne l’ordre de faire sauter la mine.
Mais, la défaite étant inéluctable, les gardiens, avisés, n’exécutent pas l’ordre funeste.
Cette œuvre puissante, à l’histoire tourmentée, est unique dans l’Histoire de l’Art. Elle a donné lieu à force récits, exégèses, interprétations et développements. Les différentes versions sont hétérogènes et contradictoires. Tous ces ouvrages et journaux, réunis en un seul lieu, pourraient remplir plusieurs salles d’une grande bibliothèque !
Voici comment il convient de raconter l’histoire : « Le 6 mai 1432 ,la collégiale des Deux-Saints-Jean, de Gand – aujourd’hui Saint-Bavon – est remplie de fidèles. Le ban et l’arrière ban de la ville sont aux premières loges pour célébrer un évènement important. Philippe le Bon, Duc de Bourgogne et Comte de Flandre, y est venu pour célébrer le baptême de son premier fils qu’il a eu avec Isabelle du Portugal, épousée deux ans auparavant (1).

Il a aussi une autre raison d’être là. C’est, qu’au cours de cette messe aura lieu le dévoilement d’une œuvre monumentale, connue sous le nom de « retable de l’Agneau Mystique » que vient de terminer, Jan van Eyck, son peintre personnel. Jan van Eyck est, connu de l’Europe entière et tous les souverains aimeraient pouvoir s’attacher ses services. Mais, ce n’est pas seulement un peintre, pour lui. Jan est aussi son « valet de chambre ». A cette époque, il s’agit d’une fonction honorifique qui permet de percevoir une confortable pension. Jan van Eyck est aussi son homme de confiance. Il est délégué aux missions secrètes et délicates. On lui a prêté un voyage de repérage en Palestine à un moment où le Duc envisageait d’organiser une nouvelle Croisade. C’est lui aussi qui, l’année précédente, avait participé à la délégation envoyée à la Cour du Portugal pour arranger le mariage avec Isabelle. La légende dit que c’est en découvrant le portrait peint par Jan que Philippe était tombé instantanément amoureux. Il est vrai que, le Duc tombait facilement amoureux ! L’œuvre, composée de 24 panneaux de chêne, aurait été commandée en 1420 par l’échevin gantois Joos Vijd et son épouse Elisabeth Borluut à Hubert, le frère ainé des van Eyck. Il y aurait travaillé jusqu’en 1426, date de son décès. Jan aurait pris le relais et c’est lui qui aurait terminé l’œuvre et empoché la gratification des 600 Couronnes promise par Joos Vijd ».

Ce récit s’appuie surtout sur un quatrain peint en lettres dorées sur le bord d’un cadre du retable. En 1823, à Berlin, le Roi de Prusse fait restaurer les panneaux acquis en Angleterre. Ils ont beaucoup souffert. Alors que le Restaurateur enlève une vilaine peinture verdâtre qui recouvre l’un des cadres, il découvre une inscription :
« Pictor Hubertus eeyck. maior quo nemo repertus / Incepit. pondus. que Johannes arte secundus / [Frater] perfecit. Judoci Vijd prece fretus / VersU seXta MaI. Vos CoLLocat aCta tUerI [1432]”
Ce qui peut être traduit ainsi :
« Le peintre Hubert van Eyck, le plus grand de tous les temps, a commencé cette œuvre de poids, que son frère Jan, second dans l’art, a achevée, à la demande de Joos Vijd. Par ce vers, le 6 mai 1432, il place ce qui a été fait sous ta protection »
Si on résume, Hubert van Eyck « le plus grand peintre de tous les temps » serait l’auteur principal du retable tandis que son frère, inférieur dans l’art de peindre, aurait achevé l’œuvre imaginée par son aîné. Cela est très surprenant car « le plus grand peintre de tous les temps », en 1432, de l’avis de toutes les capitales européennes, de Saragosse à Nuremberg, de Florence et Venise à Lille et Bruges, s’appelle Jan van Eyck. Tant de modestie de la part du peintre officiel de Philippe le Bon est confondant !
Surtout, selon certains, ce quatrain ne daterait pas de 1432.
Il serait apparu mystérieusement au début du XVIIe siècle, pour disparaître comme il était venu quelques années plus tard, sous sa couche de peinture verte ! Selon, d’autres, ce qui englobe des études scientifiques récentes et à priori fiables, il aurait bien été écrit au milieu du XVe siècle ce qui ne résout pas le mystère qui entoure Hubert, un peintre de classe mondiale dont aucune œuvre à part celle-ci n’est visible ou mentionnée dans les années qui ont suivi sa mort. Voilà qui aurait pu conduire à plus de circonspection et de méfiance. Mais il n’en fut rien. Les commentateurs zélés, génération après génération, rivalisèrent d’inventivité pour valider l’inscription mystérieuse prouvant que le retable de Gand était d’abord l’œuvre d’Hubert van Eyck. Prétendre l’inverse relève du blasphème !

En 1950 un érudit brugeois Emile Renders met à mal le roman gantois des frères van Eyck. Il fait paraître un luxueux ouvrage, « Jean van Eyck et le Polyptyque » qui propose une autre vision de l’œuvre monumentale. Selon lui, l’Agneau aurait été peint à Bruges entre 1430 et 1433, date où la chapelle privée d’Elisabeth Borluut, destinée à accueillir le Polyptyque a été effectivement terminée. La version d’une création « à quatre mains » de l’Agneau résulterait d’une querelle de clocher entre Saint-Bavon et Saint-Sauveur de Bruges, car les Gantois voulaient garder pour eux seuls la paternité de cette œuvre magistrale.
Emile Renders n’en était pas à son coup d’essai. En 1933, il avait fait paraître un autre livre sur le sujet, « Hubert van Eyck, personnage de légende ». Selon cet ouvrage, Hubert n’aurait jamais existé. Il serait le fruit de l’imagination débordante des Gantois de la cathédrale Saint-Bavon. La profession principale d’Emile Renders est celle de banquier. Mais, il possède la plus belle collection privée de peintures anciennes de Belgique. Il a souvent défrayé la chronique par ses achats – et surtout ses ventes – de tableaux anciens. Il travaille avec les meilleurs restaurateurs du Royaume et notamment, Jef Van der Veken, un artiste sulfureux.
Renders, n’a cure de l’état de la littérature – touffue et docte – sur le sujet. Il la considère comme un tissu d’inepties. Cette critique radicale de la « Critique » lui vaudra des retours sévères du milieux de l’Université et de l’Histoire de l’Art. Il fonde son point de vue uniquement sur l’observation des 24 panneaux de l’«Anneau mystique » et la manière dont le peintre a procédé. Son analyse jette le trouble… même parmi ses plus ardents détracteurs ! L’Agneau est-il l’œuvre d’un seul peintre – Jan – ou bien des deux frères ? A-t-il été peint entre 1430 et 1433, ou bien entre 1420 et 1432 ? Beaucoup de questions restent en supens ! Même si, la version gantoise, sous la pression de la production universitaire, de la critique et de la presse a repris le dessus, beaucoup s’interrogent discrètement… encore aujourd’hui !

D’autres aspects, font l’objet d’analyses contradictoires.
Les interprétations historiques et religieuses des tableaux sont divergentes. On se querelle pour savoir si le personnage central qui domine la scène de l’Agneau est Dieu le père ou bien son fils Jésus-Christ. A part Adam et Eve, les époux Vijd et quelques Saints très reconnaissables les lectures sont plurielles. Le retable de l’Agneau Mystique est désormais une énigme. Les figures représentées sont-elles des membres de la Cour du Duc ? Sont-elles des allusions à l’histoire de la noblesse européenne et aux grands évènements des siècles écoulés ? Peut-on distinguer parmi les personnages l’image des deux peintres ? Les différentes scènes sont-elles une illustration de textes religieux ou profanes connus des paroissiens de la Flandre d’alors ? L’Agneau mystique est désormais un coffre-fort dont on a perdu les clés !
Ce polyptyque n’est pas une œuvre parmi tant d’autres. Malgré sa situation géographique excentrée, éloignée des grands centres artistiques européens, qui étaient situés pour la plupart en Italie, la nouvelle de l’existence du retable s’est répandue comme une traînée de poudre. C’est que l’œuvre était différente de toutes celles qui avaient précédé. L’Agneau était un enseignement magistral pour les artistes en quête d’excellence. Si la camera-obscura, était connue depuis l’antiquité, elle n’a été redécouverte et popularisée chez les artistes italiens qu’au début du XVIe siècle. Cela a permis d’énoncer les règles de la perspective exacte. Le polyptyque de Saint-Bavon s’appuie sur une perspective instinctive avec certes un manque de précision, mais l’œuvre tourne le dos aux représentations plates de l’Art byzantin ou médiéval.

Beaucoup de commentateurs contemporains ont souligné avec étonnement le réalisme des portraits comme ceux de Lysbette Borluut et Joos Vijd. La fidélité au modèle va jusqu’à la représentation des grains de beauté, des rides, des cernes, de la barbe récente. L’explication nous en est suggérée par le « Portrait du cardinal Niccolò Albergati ». C’est la seule œuvre de Jan van Eyck, dont on connaît le dessin préparatoire. Il avait rencontré son modèle à Anvers aux alentours de 1438. Le dessin est chirurgical. Le moindre pli, la moindre asymétrie du visage sont reproduits fidèlement. En même temps, une magie se dégage comme si la vie intérieure transfigurait le modèle.
Cette manière de dessiner est un travail quasi photographique, en même temps l’Art du peintre propose une vision qui va au-delà du réel. Jan van Eyck a inventé le portrait d’après modèle, fidèle à chaque détail, qui deviendra la norme dans les siècles qui vont suivre. Pour représenter la nature et les paysages, le même souci réaliste du détail va être de mise. On reconnaît chaque espèce végétale même si certaines ne poussent que dans des contrées lointaines. Surtout, le peintre du polyptyque est le premier à pousser, à ce degré de perfection, la technique de la peinture à l’huile. Il tire un parti extraordinaire des nouveaux pigments et liants inventés en Flandre. Aux à-plats, il substitue une peinture aux couches transparentes successives qui donne une profondeur à la matière… une vie aux sujets représentés. Le polyptyque de l’Agneau Mystique de Gand, signe l’acte de naissance de la peinture occidentale. C’est un œuvre majeure… peut-être la plus grande de tous les temps.

Lors d’un travail sur le musée des Beaux-Arts de Lille, cette histoire de l’Agneau Mystique a connu un prolongement inattendu Du temps de Jan van Eyck et de Philippe-le-Bon, Lille, comme Bruges et Gand était une des capitales de la Flandre. Entre 1425 et 1430, le Duc et son peintre résidaient tous les deux dans cette ville. C’est à Lille, que Jan va faire la connaissance de Marguerite, sa future femme. En 1789, la Révolution française est déclenchée. Dès 1790, le gouvernement révolutionnaire confisque les œuvres d’art contenues dans les châteaux, les églises et les monastères. Il entasse ce butin dans l’ancien couvent des Récollets, devenu propriété de l’Etat. À terme, le projet est d’y faire un « Musée de Province », une déclinaison du Louvre et de Versailles, les musées nationaux. Mais ce trésor de huit-cents œuvres est entassé dans des conditions précaires, sans logique et sans inventaire… sans possibilité de le partager avec le public. La plupart de ces tableaux nécessitent une restauration coûteuse qui ne peut se faire qu’à Paris. Au début du XIXe siècle le musée ouvre ses portes et expose 109 tableaux.

Des œuvres nombreuses et en mauvais état restent dans les réserves.
Ce sont essentiellement des tableaux des XIVe, XVe et XVIe siècle. Elles sont la propriété de l’Etat. Ni le conservateur, ni la municipalité n’ont leur mot à dire sur leur gestion. Elles dépendent de l’autorité du préfet et de la commission spécialement désignée par lui pour remplir cette tâche, la « Commission des Arts ». Elle est composée de notables proches du pouvoir politique. La connaissance de l’Art et son Histoire ne sont pas les critères pour remplir la fonction. Après examen par le conclave des édiles ce patrimoine est considéré comme un fatras obsolète et sans intérêt.
C’est ainsi que le baron Duplantier, préfet du Nord, informe le Conservateur de sa décision de vendre aux enchères publiques 354 tableaux conformément à l’avis de la Commission. Cette vente rapportera à l’Etat la somme dérisoire de mille-trois-cent-soixante-cinq francs et cinquante centimes. Parmi ces tableaux vendus, se trouve un certain Retable de l’Agneau Mystique d’un vieux peintre oublié, Jan van Eyck. Cette décision n’émeut personne, pas même les spécialistes de l’Art.. En 1769, Jean-Baptiste Descamps, peintre et critique d’Art, dans son ouvrage, « Le Voyage pittoresque de la Flandre et du Brabant », avait ouvert la voie en écrivant : « Ce tableau a été le premier qui a été peint à l’huile, c’est son plus grand mérite. » Selon Jules Lenglart Secrétaire de la Collection du musée , auteur du« Catalogue des tableaux du Musée de Lille », 1893, c’était l’opinion qui prévalait à Lille au début du XIXe siècle. Lui, qui était fils et petit fils de collectionneur et attaché à l’Art relate l’évènement avec douleur et la pleine conscience du désastre produit par cette vente inopportune de 1813. Puis, cette histoire de l’Agneau Mystique lillois, sombrera dans l’oubli. Quelques-unes de ces œuvres bradées pour une bouchée de pain vont réapparaître quelques années plus tard et rejoindre des églises et des musées, mais pas le Retable de l’Agneau Mystique ! Il est perdu pour toujours ! On ne saura jamais s’il s’agissait comme c’est vraisemblable d’une oeuvre voisine du retable Gantois. S’agissait-il d’une copie à l’identique ? C’est peu probable ! L’échevin gantois Joos Vijd et son épouse Elisabeth Borluut, n’avaient aucun rapport avec la ville de Lille ! Par qui l’œuvre a-t-elle été commandée ? Où se trouvait-elle ? Faisait-elle partie de l’inventaire de Louis-Joseph Watteau de 1792-93 ou bien a-t-elle été acheminée aux Récollets plus tard ? Autant de questions passionnantes dont on n’aura sans doute jamais les réponses ! Mais, sait-on jamais !
(1) Malheureusement, il périra dans l’année et c’est le troisième qui lui succédera sous le nom de « Charles le Téméraire ».

Sujet voisin :
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