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Le Portrait

Le Portrait de mon grand-père

Il était accroché sur le mur du fond de la petite chambre.

C’était le seul élément décoratif de la pièce.

Le grand lit et l’immense armoire, en chêne, coordonnés, prenaient presque tout l’espace. Cloué au mur, un minuscule crucifix avec un rameau de buis que l’on renouvelait, chaque année lors de la fête des Morts, accompagnait les vivants. Il y avait aussi un petit guéridon surmonté d’un cadre où étaient enfermées une Médaille militaire et une Croix de la Guerre de 1914- 1918. Ces deux décorations, on les retrouvait aussi épinglées sur la vareuse du soldat du portrait, Paul, mort en août 1918, quelque part sur le Front de l’Est. Paul était mon grand-père absent. Sa photo, était le travail d’un professionnel doué. Il avait su saisir le regard et l’expression. Techniquement aussi, c’était bien réalisé. Je soupçonne le photographe d’avoir utilisé une « boite à lumière » constituée de voilages translucides diffusants : un studio de portrait à l’ancienne. Je pense que le cliché date des environs de 1915. Je connais une autre photo de Paul prise en 1917 – probablement sa photo de mariage – où la Guerre s’est invitée. Le visage est raviné, l’œil est inquiet… comme si le soldat permissionnaire ne pouvait se soustraire à l’image des fantômes horribles du Champ de bataille.

Peut-être, est-ce l’œuvre de Cassien Debray, le photographe du bourg voisin.

Il avait effectué son apprentissage dans un Atelier réputé du Faubourg du Temple et démontrait un niveau technique et artistique peu courant dans ce coin reculé. L’agrandissement du cadre a été retouché. Les deux décorations posthumes, auraient dû être beaucoup plus petites. Elles ont été dessinées, au crayon, selon le tempérament de l’artiste. Au début du XXe siècle, les photographes étaient souvent aussi des peintres qui avaient ajouté cette technique moderne à leur palette. Après l’Armistice, les agents commerciaux des Studios de tirage sillonnaient villes et campagnes à la recherche de la bonne affaire. Les morts au combat étaient innombrables. Il suffisait de récupérer un cliché existant du disparu, de préférence en uniforme militaire, pour le transformer en portrait grand format, contre espèces sonnantes et trébuchantes.

C’était une façon pour la famille d’honorer la mémoire du disparu.

Blanche, ma grand-mère, se souvenait très bien du démarcheur ambulant qui, muni de la liste des victimes de la Guerre recopiée à la mairie, était venu frapper à sa porte. Elle le détestait encore. Il lui avait demandé deux mois de son salaire pour réaliser l’agrandissement. Elle savait parfaitement que c’était exagéré et même une forme d’escroquerie, mais elle avait quand même payé la somme demandée. Le portrait a sans doute rejoint la chambre à coucher en 1919, le temps de réaliser le travail. Il a trouvé sa place, au-dessus de la tête de lit, au milieu du mur. Le papier peint qui avait sans doute été coloré de motifs géométriques verts et rouges s’était délavé au cours des années.

Quand je l’ai connu, il donnait une impression de grisaille uniforme.

Rien n’avait changé dans cette pièce depuis l’époque de la grande Guerre. Le « trousseau » de ma grand-mère, soigneusement repassé et empesé n’avait jamais quitté la grande armoire de chêne. Le temps s’était arrêté. Blanche n’avait plus jamais voulu occuper la chambre matrimoniale. Elle s’était réfugiée dans une pièce, encore plus petite, donnant sur le jardin. Quand je venais la rejoindre, le jeudi ou le week-end, c’était ma chambre et le reste du temps, celle du disparu. Il n’y avait aucun chauffage. L’hiver, il y gelait presque. Je ne pouvais m’y endormir à cause du froid. Je comptais les heures à l’aide de la cloche de l’église. La chambre donnait sur la route nationale. La nuit, il y régnait un grand silence ponctué par le passage des camions. Lorsqu’ils dépassaient la maison, les murs tremblaient et la lumière des phares les éclairait à travers les volets disjoints.

L’espace d’un instant, le portrait balayé par le rayon lumineux prenait un tour inquiétant.

Je me doutais bien qu’il s’agissait du grand-père mort à la guerre, mais, jamais, Blanche n’y faisait allusion. Il semblait interdit d’évoquer sa mémoire. C’était comme s’il n’avait jamais existé. Un jour, je me suis enhardi et j’ai demandé à Blanche qui était mon grand-père. Blanche, si forte, si mesurée, qui ne laissait jamais transparaître ni ses émotions, ni ses sentiments, a éclaté en sanglots Elle s’est assise sur une de chaises, près de la table de la cuisine et a pleuré tout le reste de l’après-midi. J’étais anéanti par la catastrophe que je venais de provoquer. A un moment, le soleil a commencé à se coucher, Blanche s’est relevée. Elle m’a souri et commencé d’éplucher les légumes pour le repas du soir. D’un commun accord, nous n’avons plus jamais abordé la question. Pendant très longtemps, cette période de la Guerre de 14 a été pour moi une zone interdite, un moment de l’Histoire familiale et nationale synonyme d’horreur et de douleur, qui me donnait la chair de poule. 

Désormais, les vieilles histoires attachées à ce portrait, n’intéressent plus grand monde.

Lors de la cérémonie du 11 novembre qui célèbre la fin de la première boucherie industrielle de l’Histoire de l’Humanité, les Elus, malgré leurs efforts, peinent à réunir quelques dizaines de personnes – parfois un peu plus – au monument aux Morts. La grande Guerre ne fait plus recette. Les réseaux sociaux et les médias sont plus préoccupés de problèmes contemporains tels que le tour de poitrine des jeunes-femmes à la mode ou la longueur des vêtements des adolescentes. Pourtant, une Guerre qui ressemble à celle de 14 – 18 est à nos portes. La Science et l’Industrie ont encore perfectionné les machines à tuer, à tel point que la survie de la Planète est à leur merci. D’aucuns essaient d’en interdire l’usage sur le champ de bataille… en vain ! A la Guerre, l’efficacité balaie les digues morales. Des centaines de milliers de soldats perdent la vie dans les tranchées ou lors de l’assaut des lignes ennemies. Ce n’est pas leur choix mais celui de personnes qui vivent parfois à des milliers… voire des dizaines de milliers de kilomètres dans des maisons luxueuses et pour qui la Guerre est un moyen d’assouvir leurs rêves de puissance. A l’occasion de travaux dans la maison de famille, le portrait que je croyais perdu est réapparu. Le cadre de bois, rongé par les vers, s’est émietté dès que je m’en suis saisi. L’image, n’a pas trop souffert. Elle ressemble à celle de mon enfance. Paul y regarde le Monde pour l’éternité.

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