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L’usine du Crocq
Cette photo a été prise dans l’usine du Crocq que ses ouvrières appelaient « la Fabrique ». La scène se passe pendant la guerre, probablement en 1943 ou 1944. En raison des difficultés d’approvisionnement, les ouvrières tricotaient quand l’usine ne pouvait pas tourner.
La jeune fille qui occupe le centre de la photo c’est Madeleine Chevalier, alors benjamine de l’usine et aujourd’hui, doyenne de Cormeilles. Madeleine est issue d’une famille modeste. Pour elle, l’usine, c’était une forme de promotion sociale.
Le personnage qui est à sa droite, c’est Blanche, ma grand-mère. Elle était, à cette époque, contremaître de l’atelier des brodeuses dit « passage de pièces ». Ces ouvrières, très habiles, contrôlaient la qualité de la fabrication et corrigeaient à la main les défauts produits par la machine. La fabrique s’était spécialisée dans la production des tissus de luxe destinés à la haute couture et à la mode parisienne. Les autres ouvrières s’appelaient Gisèle, Jeannine, Colette, Charlotte, Adèle, Ernestine et Angélina. Elles habitaient Hardivillers, Cormeilles ou le Crocq.
Ce que je sais de cet atelier c’est à travers ce que ma grand-mère m’a raconté de sa vie. Veuve de guerre, Blanche ne s’est jamais remariée. Elle a préféré élever seule son fils et gagner sa vie comme ouvrière à l’usine. Ses parents étaient des petits paysans, rudes à la tâche. Elle avait passé son enfance et son adolescence, semaine, dimanches et fêtes au travail des champs. On commençait à l’aube et l’on ne s’arrêtait qu’au coucher du soleil. Le métier de l’usine n’avait rien à voir avec celui des champs. Au début, ma grand-mère était tout au bas de l’échelle, mais assez vite, son habileté manuelle, lui a permis de devenir une ouvrière qualifiée.
Tout petit, j’ai vécu, en partie, dans la petite maison de ma grand-mère, en face de l’usine. Elle était très souvent assise au bord de sa fenêtre, une broderie à la main, contemplant le paysage de la rue et « d’visant al’ croisée », dès qu’il passait une connaissance. Bien que possédant un excellent niveau de français, écrit et oral, elle ne « d’visait » avec ses copines qu’exclusivement en picard… pas un picard reconstitué, comme aujourd’hui, mais une vraie langue, vivante et rigolote. Certaines de ses amies d’alors sont probablement présentes sur ce cliché.
Un peu plus tard, l’usine est devenue mon terrain de jeu. J’ai bien connu l’atelier que montre la photo. Il était vide mais le grand tuyau qui court au plafond était encore là. Il servait à amener la vapeur de la chaudière à charbon aux machines qui entraînaient les métiers. Pour l’alimenter, il y avait, au fond de l’usine, un énorme réservoir d’eau à ciel ouvert. Dans mon enfance, il avait déjà été envahi par les nénuphars et les grenouilles.
Madeleine, la doyenne du village de Cormeilles, a passé les plus belles années de sa jeunesse à la filature du Crocq
Madeleine Chevalier est née en 1918. Après le certificat d’études, elle trouve un travail à l’usine du Crocq, le village voisin. Implantée en pleine campagne, la fabrique était presque une curiosité. Elle employait des gens de Cormeilles, Hardivillers et le Crocq. « J’étais tisseuse », se souvient Madeleine. «On travaillait toujours par deux. L’une était devant le métier et l’autre derrière. On surveillait les fils qu’il fallait renouer, s’ils cassaient. D’autres étaient ourdisseuses ou au passage de pièces ». À part quelques hommes à la mécanique et à l’administration la plupart des employés de l’usine étaient des femmes. « Nous étions payées aux pièces», poursuit Madeleine. «S’il y avait une panne, on ne touchait rien. Cela pouvait prendre plusieurs heures, voire plus d’une journée quand la pièce était terminée et qu’on changeait le rouleau ».
Malgré un salaire modeste, c’était une chance pour ces femmes de pouvoir trouver un travail. L’usine était prospère. Le patron, Gustave Lecomte, était aussi le maire du village (1903 – 1947). C’est Honorat Neveu, le directeur de la Fabrique, qui lui succèdera à l’usine et à la mairie. Madeleine se souvient qu’en 1936, le préfet en personne était venu remettre la Légion d’honneur à Gustave Leconte dans la cour de son usine.
Elle se rappelle surtout la période de la guerre qui l’a beaucoup marquée. «C’était le désordre», commente-t-elle. «Les trains étaient bombardés et on avait du mal à trouver un camion. Il manquait toujours quelque chose. Un jour, il n’y avait plus de charbon, le lendemain, plus de fils. Si une pièce était cassée, il fallait attendre pour se réapprovisionner. La fabrique était souvent arrêtée. On se regroupait dans un atelier et on tricotait. On fabriquait des pulls, des caches-nez et des chaussettes de toutes les tailles que l’on vendait un peu partout. C’était moins intéressant que de fabriquer du tissu, mais c’était mieux que rien ! »
Après la guerre, l’usine reprend de plus belle. Le carnet de commandes de la petite entreprise est plein. C’est un événement navrant qui va signer son arrêt de mort. «Les gens du Crocq qui avaient, depuis toujours, réélu Monsieur Lecomte n’appréciaient pas Monsieur Neveu, le nouveau maire» se souvient Madeleine. « En 1951, il a perdu les élections. Il y a quelqu’un qui est allé coincer un balai dans le cliquet de sa porte. Neveu a piqué une colère terrible. Il a dit : « Puisque que les habitants du Crocq sont contents de m’avoir balayé, je balaierai les ouvrières de l’usine ». Au début, on n’était pas inquiètes : le carnet de commandes était plein. Mais ce Neveu, c’était une tête de cochon. Au fur et à mesure qu’une pièce était terminée, il démontait les cartons du métier et renvoyait les gens. Cela a duré un peu plus d’un mois et l’usine a fermé. Cela m’a fait mal au cœur. Ça ne devrait pas être autorisé de pouvoir décider comme ça, tout seul, de fermer une entreprise. Les ouvrières du Crocq, de Cormeilles et d’Hardivillers se sont retrouvées sans travail et sans ressources du jour au lendemain et c’était aussi leur usine. Ce que je retiens surtout de ces années là, c’est l’amitié avec les copines. On était jeunes. On s’entendait bien. Comme on dit, aujourd’hui, c’était le bon temps !»
La documentation sur la Fabrique, au Crocq (Annexe)
M. Gustave Lecomte était le patron de l’usine. Son directeur et actionnaire était M. Neveu (Honorat). .Le premier a été maire de la commune de 1903 à 1947. À cette date lui succède le second qui sera battu aux élections et remplacées par Jean Caulier, le 12 juillet 1951.
M.Gustave Lecomte reçoit la Légion d’honneur à l’usine le 27 septembre 1936. Voir, plus loin, les différentes personnes qui se trouvent sur la photo et qui ont été identifiées par Madeleine.
Mon entretien avec Madeleine. (Elle est née en 1918)
Madeleine Chevalier est née Martine. Son père, Léon Autiquet, forain itinérant, a refusé de le reconnaître. Il habitait à deux maisons de celle de Madeleine. Les rapports n’étaient pas toujours au beau-fixe.
Photo de groupe
Madeleine se rappelle toutes les personnes qui sont présentes sur cette photo. Elle pense qu’elle a été prise en 1938. En tout cas, c’était avant la guerre. Au centre de la photo se trouve Honorat Neveu. A cette époque il était seulement le directeur de l’usine et probablement actionnaire. Il n’en deviendra le patron qu’en 1947. À cette époque il est déjà très vieux. Cela est important pour la suite de l’histoire. À l’usine, Madeleine était tisseuse.
Eugénie Feuquet (elle a une blouse noire)
Eugénie habitait rue de l’église au Crocq. C’était une des cousines de Blanche… ta cousine par conséquent ! Elles étaient très copines, toutes les deux. Je suis sûr que tu l’as très bien connue et que tu as dû aller prendre le café chez elle, avec Blanche. Ah ! ces jeunes, ça ne se souvient plus de rien ! Elle travaillait au « passage de pièces » avec Blanche. Tu sais, il fallait bien vérifier s’il n’y avait pas de défauts dans le tissu et s’il y en avait un, on le réparait. Elle a eu un garçon et une fille. Ils sont tous morts aujourd’hui.
Yvonne Labite
Elle habitait à Hardivillers. A la Fabrique, elle était tisseuse. Elle ne s’est pas mariée et n’a jamais eu d’enfants. Elle a toujours vécu toute seule. Elle est actuellement à la maison de retraite de Breteuil. J’ai appris il y a quelques mois qu’elle était toujours vivante. Elle a 104 ans. J’ai téléphoné à sa cousine parce que je voulais aller la voir. Elle m’a dit qu’elle ne reconnaissait plus personne. Ce n’est pas la peine que tu y ailles. Elle est vivante, mais elle ne parle plus : elle ne te dira rien.
Gisèle Duchatel
Gisèle était tisseuse. Elle habitait dans les « cités » : ces petites maisons qui appartenaient à l’usine et qui sont à l’entrée du Crocq. Après elle s’est mariée et est allée habiter pas loin de chez Blanche dans la maison qu’a repris ensuite Dubois (le marchand de charbon). Elle avait un poêle flamand sur lequel elle faisait la soupe. Un jour, elle s’est égratignée et a oublié dans la poche de sa blouse, la bouteille d’alcool qui lui avait servi à désinfecter la plaie. La bouteille a pris feu et tous ses vêtements se sont mis à brûler. Elle est sortie en hurlant dans la cour et les gens sont accourus et l’ont arrosée de seaux d’eau. Elle était très brûlée, mais n’est pas morte sur le coup. C’est arrivé l’hiver et elle est morte quelque mois après, à Pâques, en 1948. Je venais d’avoir Jean-Pierre qui était tout petit.
Marie Hubert Dobrenelle
Elle travaillait à l’usine mais elle avait un autre métier. Il avait une petite ferme et travaillait dans les champs. C’était le cas de beaucoup d’ouvriers ou d’ouvrière de l’usine qui avaient à l’extérieur un autre travail. Son frère c’était Gilbert que tu as bien connu et qui s’est marié avec Marcelle Postelle. Il était agriculteur et est devenu le maire du Crocq.
Rose
Je ne sais plus son nom de famille, on l’appelait uniquement Rose mais tu dois le savoir parce que c’était ta cousine. C’était la cousine à Blanche. Elle s’était mariée et a habité en face du café Levaux. Elle travaillait aussi au passage de pièces avec Blanche. Avant ça elle réparait les fils sur les métiers. Elle était ourdisseuse.
Adèle Châtelain
Elle était ourdisseuse à l’usine. Elle habitait au bout du Crocs en face de la grande ferme. Son mari faisait le même travail qu’elle a l’usine. Il avait tendance à boire un bon coup plus que de raison.
Angélina et Ernestine : les deux Perrines
Ça c’est les deux Perrines, les voisines de Blanche. Elle étaient tisseuses toutes les deux. Tu les as bien connues.
Julie
Je ne me souviens plus son nom de famille. Marceau, que tu as bien connu et qui était le fils d’une des deux Perrines s’est marié avec la fille de Julie.
Adrienne
C’était une vieille fille. Elle ne sortait pas beaucoup. Elle habitait à Hardivillers. Elle n’avait pas l’électricité et s’éclairaient à la bougie. Une nuit sa maison a pris feu et on ne la retrouvée qu’au matin. Elle est morte carbonisée. C’était en 1952 ou 53.
Paulette
Elle était tisseuse il s’est marié avec Flinnois
Jeannine
C’était la fille de Jenny (ou Eugénie ? ) . Elle s’est mariée avec un Fauqueux ( écriture difficile : à vérifier)
Honorat Neveu
Lui c’était le directeur. Après il est devenu un peu plus. C’est lui qui a liquidé l’usine. Il fallait lui plaire, sinon c’était la porte. Le patron c’était M. Lecomte. C’est celui qui est sur l’autre photo avec le préfet. Cette photo a été prise à l’usine avant la guerre. Je crois que c’était en 1936 par ce que je me souviens que c’étaient mes débuts à l’usine et que je venais tout juste d’avoir 16 ans. Après la guerre, M. Leconte a pris sa retraite et c’est Neveu qui lui a succédé. Il lui a succédé aussi comme maire du Crocq. Leconte était maire depuis très longtemps. En fait, j’en ai pas connu d’autre. Avec Neveu, ça ne marchait pas avec les habitants du Crocq. Il y a une liste qui s’est présentée contre lui. Il a été battu. Le lendemain des élections il y en a un, je ne sais pas qui, qui est allé coincer un balai dans le cliquet de sa porte. C’était pas très malin mais se n’était pas non plus très grave. Neveu a piqué une colère terrible. Il a dit : « Puisque que les habitants du Crocq sont contents de m’avoir balayé, je balaierai les ouvrières de l’usine ». Au début, on n’était pas inquiet. Le carnet de commandes était plein et il y avait plein de nouvelles pièces à réaliser. Il y avait des camions de nouveaux fils qui venaient tout juste de rentrer. Mais ce Neveu, c’était une tête de cochon. Au fur et à mesure que les pièces étaient terminées, il démontait les cartons des métiers et renvoyait les gens. Cela a duré un peu plus d’un mois. J’ai fini dans les dernières (avant-dernière si je me souviens bien). Quand ma pièce a été terminée, je suis partie comme les autres. On ne touchait rien à cette époque. Je suis allée m’inscrire au chômage et c’est tout. Il était le patron, d’accord, mais ce n’est pas normal qu’il ait fait fermer l’usine comme cela. Ceux de Cormeilles du Crocq et d’Harvivillers se sont retrouvés sans rien
Une jeune femme
Celle-là, je n’ai jamais su son nom. Elle habitait à Amiens. Elle venait nous montrer comment faire quand il y avait de nouvelles fabrications. On ne la voyait pas souvent. Elle venait deux ou trois jours par mois. Elle devait être là le jour on a pris la photo.
Colette Coquel
Elle était tisseuse et habitait Hardivillers. Son mari travaillait aussi à l’usine : il était mécanicien.
Charlotte Marcq
Elle, tu l’as bien connue. Après l’usine, elle a racheté le café d’en bas, le café Hucher, à Cormeilles. Elle ne s’est jamais mariée. Elle travaillait au passage de pièces avec Blanche. Elle est décédée il y a six ans. Je n’ai pas pu aller à son enterrement parce que j’étais aux chevet de Jean-Pierre qui était très malade. Il est mort deux jours plus tard.
Son commentaire sur la photo de l’atelier.
Ça c’était pendant la guerre. Ça devait être en 43 ou en 44. Pendant la guerre c’était le désordre. Les trains étaient bombardés. On avait du mal à trouver un camion. C’était difficile de circuler sur les routes. Les Allemands avaient l’air très occupés mais il ne s’intéressait pas à nous. Il fallait se débrouiller. Il manquait toujours quelque chose. Il n’y avait plus de charbon il y avait plus de fils. Si une pièce était cassée, c’était difficile de la remplacer. On avait du mal à se réapprovisionner. Bref ! Il y avait des mois entiers où l’usine ne tournait pas. Et puis elle repartait et puis elle arrêtait ! Quand la fabrique était en panne, plutôt que de ne pas travailler, on se regroupait dans un atelier et on tricotait. On fabriquait des pulls, des caches-nez et des chaussettes de toutes les tailles que l’on vendait un peu partout. C’était moins intéressant que de fabriquer du tissu mais c’était mieux que rien !
Les Allemands, ils ne venait jamais aux Crocq. Par contre, il y avait une escouade à Cormeilles. Ils habitaient la grande maison en face de la mare et du café Polle. Ils avaient l’air très occupés et on les voyait à moto et même à pied se rendant à Bonneuil où il y avait une autre escouade. Je ne sais pas à quoi ça servait tous ces déplacements parce qu’ils avaient installé une ligne téléphonique directe et spéciale entre les deux maisons et les deux villages. Un jour, quelqu’un a coupé les fils du téléphone. Ils voulaient prendre des jeunes en otage. Heureusement qu’il y avait un vieux dans la grand-rue qui parlait bien allemand. Il est allé les voir et finalement ça s’est arrangé mais on a eu très peur. En tout cas, un jour ils ont décidé qu’ils avaient besoin de vélo (c’était en 1943) et ils ont demandé à toute personne possédant un vélo d’aller le déposer à la mairie. Je venais tout juste d’avoir un magnifique vélo neuf avec des dérailleurs qui me servait à aller travailler à l’usine. Je me suis dit que ce n’était pas possible ! J’ai pris une pioche une pelle et j’ai creusé une grande tranchée dans la grange. J’ai recouvert mon vélo de paille et j’ai mis une bonne couche de balles de paille au-dessus. J’avais peur mais il ne s’est rien passé. Les Allemands n’ont jamais eu mon vélo et je suis allée le déterrer à la libération.
Ses souvenirs de l’usine
Ce que je retiens de l’usine s’était surtout l’amitié avec les copines. On s’entendait bien et on s’amusait bien toutes ensemble. Ma meilleure amie c’était Gisèle Duchatel. Ta grand-mère, je ne la fréquentais pas beaucoup. Excuse-moi, mais pour nous, à cette époque, c’était déjà une vieille. On restait entre jeunes et, au début, on a bien rigolé. Comme on dit maintenant « c’était le bon temps ».
On travaillait toujours pas deux : il y avait deux ouvrières pour un métier. Une était devant et l’autre derrière. Pendant que le métier tissait, on surveillait et ont renouait les fils, si jamais ils cassaient. Ont été payées aux pièces. S’il y avait une panne, on n’était pas payé. Il fallait attendre : des fois cela prenait plusieurs heures. Quand une pièce était terminée qu’on changeait le rouleau, cela durait plus d’une journée. Au passage de pièces, où travaillait ta grand-mère, ils étaient payés à l’heure. Comme il n’y avait pas de trous, c’était plus intéressant.
Quand ils ont fermé l’usine cela m’a fait mal au coeur. On était habitué il n’y avait pas d’autre travail dans la région. Neveu était déjà très vieux. Il avait plus de 70 ans. Il est parti à Amiens en retraite et à bazardé les métiers et les bâtiments. Il s’en fichait pas mal. Ça ne devrait pas être autorisé. Il ne devrait pas pouvoir décider tout seul parce que les ouvrières du Crocq, de Cormeilles et d’ Hardivillers se sont retrouvées sans travail du jour au lendemain. C’était aussi leur usine.