Préhistoire de la Télévision régionale : de la curiosité de laboratoire au poste de télévision

Les débuts de la Télévision, très loin des préoccupations mercantiles d’aujourd’hui, ont été soutenus par le travail de pionniers, adossés à la Puissance publique. Ils découvraient l’outil et le façonnaient « en marchant », au fur et à mesure de leurs expériences. Les aspects techniques et artistiques, avançaient de front. Ils s’imbriquaient et ouvraient un nouveau chemin totalement inconnu. Les premiers pas de cette nouvelle manière de diffuser des contenus culturels ou d’information sont passés par Lille, qui est ainsi entrée dans l’histoire du cercle très fermé des tout premiers acteurs de la Télévision Nationale.

René Barthélémy dans son laboratoire de la Compagnie de Compteurs de Montrouge devant son poste de télévision

Après la Grande guerre, le Gouvernement – pourtant conservateur – charge l’administration publique des PTT (Postes, Télégraphes et Téléphones) de développer un réseau public de télégraphie sans fil. Cette idée que l’État puisse se mêler de développer des infrastructures et d’accompagner le progrès paraît bien incongrue de nos jours. Mais, c’était avant ! Comme toujours, il faudra attendre un peu pour que les choses se concrétisent. Ce n’est que six ans plus tard, en 1926, que le ministère des PTT crée un service de Radiodiffusion. Comme c’est très souvent le cas, l’argent pour le faire vivre est insuffisant L’essentiel des crédits est absorbé par l’investissement dans les émetteurs et dans leur entretien. Diffuser des émissions de radio – puis de télévision – nécessite la gestion des studios d’enregistrement et de télédiffusion, la mise en place d’une grille des programmes, l’organisation du travail des artistes et des techniciens. C’est pourquoi on décide, par la loi, [1] de confier ce travail à des associations de types 1901, faisant appel en grande partie au bénévolat et, forcément, moins-disantes et plus avantageuses pour les finances de l’État :

« La composition et la réalisation des programmes sont confiés à des associations dotées de personnalités civiles où sont représentés :

Les services publics centraux et régionaux

Les associations d’intérêt général, les groupements corporatifs, les auteurs-compositeurs, conférenciers, musiciens, artistes et exécutants.

Les auditeurs. »

Convenez, que l’Assemblée législative de cette époque d’après-guerre avait des idées extrêmement farfelues. On n’aurait pas idée, de nos jours, de faire chapeauter la production de programmes radiodiffusés ou télévisés par un organisme contrôlé pour partie par les auditeurs !

Le journal Radio PTT Nord est l’émanation de l’Association de Radiophonie du Nord, un organe d’information et de liaison destiné aux auditeurs

Ce dispositif législatif est décliné dans la région du Nord par la création de l’ARN (Association de Radiophonie du Nord). Son travail va permettre l’émergence d’artistes locaux auparavant inconnus dont le plus célèbre est sans doute Simons, un artiste touche-à-tout qui deviendra le symbole de l’esprit lillois. L’ARN qui, dans les premières années, pilote la diffusion des émissions de radio, aura par la suite un rôle déterminant dans le développement de la télévision régionale, conçue comme un prolongement et un complément de l’offre de radiodiffusion.

L’appareil de prise de vues (30 lignes) de René Barthélémy, 1928

À l’origine, la télévision est surtout une affaire de Parisiens ! En 1931, René Barthélémy, réalise la première transmission télévisuelle entre son laboratoire de Montrouge et la ville proche de Malakoff [2]. L’image a une définition de 30 lignes. C’est un début ! En 1935, un émetteur installé au sommet de la tour Eiffel transmet la première émission publique de l’histoire de la télévision française.[3] Nous sommes en progrès : l’image comporte désormais 180 lignes ! Une actrice de la Comédie-Française, Béatrice Bretty, apparaît sur l’écran. Ceux qui la connaissent bien et les membres de sa famille ont même l’impression de la reconnaître ! On appelle ce nouveau procédé : la « Radiovision ».[4] En 1936, cette extraordinaire innovation est la vedette du 13e salon de la TSF (transmission sans fil) de Paris.

Béatrice Bretty, « On Air »

En 1937, lors de l’exposition internationale, un journaliste interviewe les visiteurs depuis les quais de la Seine, tandis que l’image et le son demeurent disponibles à l’intérieur du Pavillon français. Les Lillois bavent de jalousie. Le journal « Radio PTT Nord », une émanation de l’ARN, déjà installée au 36, Boulevard de la liberté, à Lille (qui est toujours le Siège de France 3, la Chaîne publique régionale), écrit : « Depuis plusieurs mois, les amateurs parisiens peuvent assister à des démonstrations de télévision. Ils sont les seuls à pouvoir le faire. Les ondes de télévision s’arrêtent vite. Ainsi, très peu de « téléviseurs » peuvent les recevoir au-delà d’un rayon de quelques kilomètres de leur source. » Mais le journal a une bonne nouvelle pour les Lillois : « Grâce à l’Association de Radiophonie du Nord, ce privilège, pour quelques semaines, n’est plus réservé qu’aux seuls Parisiens. Elle a réussi à arracher à la Capitale une installation de départ et d’arrivée qui se trouvait en service. Les appareils nécessaires à la prise de vue et à la réception sont en ce moment et pour toute la durée de la Foire de Lille dans un stand magnifique. » Ainsi, au milieu des années 1930, la Télévision était-elle parvenue pour la première fois de son histoire dans la capitale des Flandres.

Constantin-Marie Senlecq, 1842-1934

La Télévision, ainsi accessible au grand public, venait de très loin. Elle avait connu, au cours des ans, beaucoup de procédés et de progrès techniques. Son histoire était riche d’inventeurs et d’expériences novatrices. Même, si certains stigmatiseront « l’Esprit de clocher » de cet article, qu’il soit permis de signaler que le premier dispositif ressemblant de près ou de loin à la télévision est né dans la région du Nord. Dans les années 1870, Constantin–Marie Senlecq, né à Fauquembergues (62), établi dans la région de Saint-Omer, met au point son Téléctroscope, « un appareil capable de reproduire à distance, avec le mouvement et l’instantanéité, sur une simple ligne, une surface ombrée avec toutes les gradations de teintes, du noir et du clair. » Il est très fier de son invention : « Personne n’a songé, avant moi, à la construction d’un appareil destiné à transmettre les vibrations de la lumière » écrit-il en 1877.

Mais, revenons à Lille et à sa foire commerciale de mai 1936 : « 40 000 personnes ont défilé devant les appareils. L’image était très stable », peuvent lire les abonnés d’un nouveau Numéro de « Radio PTT Nord ». Mais comme le monde parfait n’existe pas, tandis qu’à Paris, l’image comporte 180 lignes, le dispositif lillois n’en possède que 60 ! Le journal de l’ARN montre, contre mauvaise fortune, bon cœur : « Le mouvement souple donnait l’illusion de la vie… L’image projetée était de la grandeur d’une carte postale, mais, sous cette superficie, elle restait très nette.» Pour obtenir cet « extraordinaire » résultat, les conditions des portraiturés sont spartiates « La puissance utilisée était de 8 kW (15 000 bougies environ), contre 60 kW à Paris ! La chaleur rayonnée était très grande et les séances pour chaque artiste ne peuvent dépasser quelques minutes car la lumière aveuglante, ainsi que la chaleur occasionnent une très grande fatigue. »

Simons, qui était aussi auteur-compositeur, en profite pour écrire une chanson qu’il dédie à René Barthélémy « Ah ! Qu’il fait chaud ! ! » En voici un extrait :

L’artiste« multicarte », Simons

D’puisqu’à la foir’ de Lill’cette vieille Association

D’Radiophonie du Nord fait d’la télévision

Ah ! qu’il fait chaud !

Je parl’ pout les artistit’s qui sont devant l’micro

Car pour ceux qui écout’nt derrière les carreaux

I’n’ fait pas chaud !

Tout fum’, tout cuit, tout fond, les choses avancent moil’s

L’piano Dehett’ n’a plus que des bémols

Ah ! qu’il fait chaud !

On a écrit ici « Studio d’Télévision »

J’aurais plutôt écrit ; « Salle de Sudation »

Ah ! qu’il fait chaud !

Fort de cette expérience, l’ARN fait le forcing auprès du ministère des PTT. Il se trouve que le nouveau ministre est Jean-Baptiste Lebas, le maire de Roubaix qui, en retour, promet d’inscrire au budget de l’année 1938 l’argent nécessaire à « l’installation de stations émettrices en province. »

En 1939 [5] à l’occasion de l’exposition du « Progrès social », une nouvelle démonstration de télévision a lieu à Lille, dans le hall d’honneur de l’institut Pasteur.

L’inauguration du Salon du Progrès Social en mai 1939

Cette fois c’est du lourd ! Le dispositif est à la pointe du progrès technique. Un studio de 32 m de long est prévu pour recevoir 200 musiciens et chanteurs et accueillir 260 spectateurs. Pour la télévision, l’image est la plus performante de l’époque : 455 lignes et 25 images entrelacées par seconde. Il y a un théâtre avec une scène, bombardée par l’artillerie de projecteurs à grande puissance. Les artistes jouent des opérettes et des comédies. On accueille des chanteurs et danseurs. À proximité on a installé un pylône d’antenne pour envoyer ces ondes mystérieuses qui permettent de recevoir les programmes chez soi. On en profite pour réaliser le premier reportage télévisé qui est tourné à Lille le 14 juillet 1939. La cérémonie de commémoration est filmée à quelques mètres seulement du studio, boulevard Louis XIV. Le commentateur est un certain Georges Thibaut, surtout connu dans l’armée pour y être Capitaine de réserve. Cela ne va pas l’empêcher d’expliquer la cérémonie pendant deux heures non-stop. Interviewé par la Presse écrite, sur son style de commentaire, le militaire – journaliste a cette remarque visionnaire sur la couleur en télévision : « j’ai ajouté quelques notes sur les couleurs, la télévision étant, pour le moment, seulement monochrome. »

Georges Thibaut

Mais la deuxième Guerre mondiale va donner un coup d’arrêt au développement de la télévision régionale. Il va falloir attendre l’année 1950 pour que soit fondée « Télé Lille », ce qui va conduire à la première installation d’un émetteur et d’un studio de télévision en Région. Ce sera la première pierre du réseau de télévision publique décentralisée de l’ORTF, dont la station France 3 Nord-Pas-de-Calais Picardie est la continuation.

On pourra lire la suite de cette histoire en consultant sur ce même blog l’article intitulé : « Quand la Télévision nationale prenait de la hauteur dans le beffroi de Lille. »


[1] Loi du 26 décembre 1926

[2] 14 avril 1931

[3] 26 avril 1935

[4] Cette terminologie franco-française sera au fil des années supplantée par le mot : «Télévision », importé de l’étranger

[5] Du 15 mai au 15 octobre 1939 a lieu l’exposition du « Progrès social ».


Bibliographie :

On pourra essayer de consulter les deux ouvrages de Gérard Illand, cités ci-dessous, qui développent le thème de manière plus concrète. Sa mémoire, son travail de recherche et d’écriture, nous ont été précieux. Actuellement, l’auteur, prépare un nouvel ouvrage sur Radio PTT Nord.

Radio PTT Nord, Association Régionale des Auditeurs et Téléspectateurs du Nord de la France, 1987.

De la Radio vision PTT à Télé – Lille, Cercle amical des PTT, 1992

Alain Cadet, journaliste
Alain Cadet, journaliste

Il a débuté dans la vie professionnelle comme enseignant. Après avoir coché la case du métier de photographe, il s’est orienté vers la réalisation de films documentaires, activité qui a rempli l’essentiel de sa carrière. Arrivé à la retraite, il a fait quelques films… mais pas beaucoup ! Les producteurs craignent toujours que, passé 60 ans, le réalisateur ait la mauvaise idée de leur faire un infarctus, ce qui leur ferait perdre beaucoup d’argent ! La suite a montré qu’ils se sont peut-être montrés un peu trop frileux, mais cela fait partie du passé. C’est ainsi que l’ancien réalisateur – un peu photographe, sur les bords – s’est mis à collaborer avec différents journaux. Il a aussi écrit des livres sur la guerre de 1914 – 1918 où l’image a une place importante. C’est ainsi que dans ce blog, on trouvera beaucoup d’articles sur des peintres ou des photographes anciens ou contemporains, des textes relatifs aux deux guerres, mais aussi des articles opportunistes sur différents événements. Comme les moyens du bord sont très limités, cela a obligé l’auteur à se remettre à la photographie – sa passion de jeunesse – pour illustrer ses textes. Il ne s’en plaint pas !

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