Histoire - Noir et blanc

60120, Photographier Cormeilles en 1900

Depuis les années 1890, jusqu’aux années 1930, la mode de la carte postale a fait fureur. On les expédiait sous tous les prétextes : pour transmettre des nouvelles importantes comme pour faire parvenir des messages anodins. On en trouvait partout : chez les libraires, dans les épiceries, dans les bureaux de tabac. Photographier les hommes et les paysages afin d’alimenter le commerce de la carte postale était un métier rentable. Cette activité a permis de fixer les scènes de la vie quotidienne dans beaucoup de villages de France. Le canton de Crèvecœur-le-Grand a été très privilégié de ce point de vue. La maison crépicordienne, Debray- Bollez, qui a photographié pendant au moins trois décennies les villages du canton, nous a légué des clichés d’une extraordinaire qualité. La commune qui sort du lot est sans doute celle de de Cormeilles. Il y a peut-être de (deux) bonnes raisons à cela.

La Chapelle du Planton

Cette chapelle, minuscule, n’était guère fréquentée que lors du pèlerinage du début du mois de septembre. Elle a pourtant donné lieu à une abondante iconographie, des années 1900 aux années 1930.

Histoire - Arbre
Cette carte postale, de la chapelle, dédiée à la Vierge Marie, a été éditée par la Maison Hucher, Buraliste à Cormeilles. Elle a probablement été prise à la fin des années 1920, lors du traditionnel pèlerinage du début du mois de septembre

La chapelle fait l’objet d’une fiche Wikipédia très bien renseignée. Voici le texte dans son intégralité : « Elle fut construite par l’abbé Pointier avec ses deniers personnels en 1840 et indiquait la limite symbolique d’une épidémie de peste et la protection des habitants (Notre Dame de Bon Secours). C’est en 1859 que cet édifice a été légué à la commune (le maire était en cette année Florentin Barbier), cette donation a été signée chez Maître Caron, notaire dans la commune. Des travaux ont permis de maintenir le bâtiment en bon état jusqu’à nos jours : en 1905 le clocher a été refait grâce à une donation, en 1930 Mesdames Lecomte et Lequenne ont permis une rénovation de l’ensemble, enfin en 1980 Claude Despaty, adjoint au maire, est intervenu auprès du député Marcel Dassault pour lui demander de l’aide. » Cette fiche reprend presque intégralement un article du Bonhomme Picard, daté de l’année 2000.

Qu’il me soit permis de réparer ici un oubli car j’en ai été le témoin oculaire. Au tout début des années 1960, le maire de l’époque, Maurice Cadet, put restaurer la Chapelle du Planton sans dépenser un sou des deniers de la commune grâce à la générosité du député de la Circonscription, Marcel Dassault. Il n’a pas été le seul à utiliser le procédé. Le clocher de la commune du Crocq, ainsi que bien d’autres, ont retrouvé une nouvelle jeunesse grâce à cette manne. À cette époque, son médecin et assistant – et qui était aussi le Sénateur de la Circonscription – le docteur Natali, ne ratait jamais un banquet des pompiers de Cormeilles. Il suffisait de lui faire part du problème pour qu’arrive dans les plus brefs délais une subvention correspondant au montant des travaux. On déduit de toutes ces informations qu’une rénovation de la toiture de la Chapelle du Planton dure en moyenne 25 ans et que le premier chantier répertorié date de 1905, ce qui est important pour la suite de notre histoire.

La carte postale de la chapelle, ci-dessus, date de la fin des années 1920. Elle témoigne d’un pèlerinage. Comme l’horaire de la messe est publié longtemps à l’avance, rien n’est plus facile de se rendre sur les lieux au moment de la cérémonie. On aperçoit deux prêtres en train d’officier. Les femmes et les enfants sont attentifs à l’Office, tandis que les hommes, plus indisciplinés, regardent le photographe. L’image est prise à partir du champ qui borde la route qui va de Croissy-sur-Celle à Cormeilles. Il n’y a pas de grande recherche de la part du photographe. Il a juste pris le recul nécessaire pour inclure dans son image tous les personnages de la scène. On notera que l’Editeur est la Buraliste de Cormeilles, Madame Veuve Hucher. Dans mon enfance, le café-tabac-épicerie qui se trouvait face à l’école primaire était également tenu par Madame Veuve Hucher. Je suppose que ce n’était pas la même personne : le métier de patron de café est un travail très exposé ! Le dos de la carte comporte le nom du Photo–Editeur il s’agit des établissements Delahaye, à Amiens. La Buraliste de Cormeilles se contentait d’acheter, clé en main, un stock de cartes postales qu’elle revendait, à l’unité, aux habitants du village.

Calipet - Vineuil-Saint-Firmin
La chapelle en 1905, au moment du chantier de réfection. On peut se poser quelques questions sur les circonstances qui ont entouré cette prise de vue et sur l’identité du photographe.

Cette photo de la chapelle est signée de l’Éditeur de Crèvecœur-le-Grand, Debray–Bollez. Cassien Debray, 1861 – 1940, [1] tenait sur la Grand- Place du Chef-lieu de canton, face à l’église, un commerce de « cartes postales, photographie, imprimerie et mercerie ». Nous reviendrons plus tard sur ce sujet. Il avait épousé, en secondes noces, Lucie Bollez (1869-1965), en février 1892 .[2] Ainsi la maison de Photo, d’Édition et de Mercerie avait-elle pris le nom des deux conjoints : «Debray–Bollez », comme c’était une pratique très courante à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. [3]

Malgré l’excellence de l’homme de l’Art crépicordien, nous avons quelques doutes sur l’identité du photographe. D’abord parce qu’il ne s’agit pas d’une image tirée directement à partir du négatif, qui semblait lui faire défaut, mais d’une phototypie d’après positif, sous-traitée chez Desaix, avenue Jean-Jaurès à Paris. Ensuite, parce qu’après avoir visionné beaucoup d’images de la production de Cassien Debray, cette prise de vue n’est pas vraiment dans son style habituel. En revanche, elle ressemble beaucoup au travail d’un photographe cormeillois, Ovide Traversier (1860 – 1947), né un an avant Cassien Debray. Je pense que les deux hommes ne pouvaient ne pas ne pas se connaître, d’autant plus qu’une partie de la famille d’Ovide Traversier habitait Crèvecœur-le-Grand. Le métier du Cormeillois n’était pas celui de photographe mais d’enseignant. Pourtant, il a démontré une excellence digne d’un grand professionnel dans ce domaine photographique. Je me suis toujours demandé comment il avait fait pour acquérir un tel savoir-faire qui n’existait que dans les très grandes villes. Il est très possible qu’il se soit formé auprès de Cassien Debray, qui avait débuté le métier au début des années 1880, à Paris, et était devenu un maître en la matière.

Grâce à la fiche Wikipédia, on connaît avec précision la date de la prise de vue : 1905. On peut même dire qu’il s’agit d’un jeudi : les enfants des écoles sont de sortie et nous sommes un jour « travaillé ». En effet, on se trouve en plein chantier de réfection du toit de la Chapelle du Planton.  Pour le savoir, c’est plus pratique d’habiter Cormeilles.  D’ailleurs, à la même époque, Ovide Traversier va photographier les travaux de réfection du clocher du village de Cormeilles (on peut voir la photo sur l’article qui lui est consacré, sur ce même Blog). Si Cassien Debray était un photographe professionnel opérant tous les jours et par tous les temps, Ovide Traversier était un « photographe du dimanche » ou du « jeudi » à cause de son travail d’instituteur. À chaque fois que sur une photo de Cormeilles de la période 1890 – 1914, on y voit figurer beaucoup d’enfants, on peut toujours avoir quelques doutes sur l’identité du photographe. En tous cas, l’information, concernant le moment où cette prise de vue serait effectivement possible, passait par la famille Traversier. La sœur d’Ovide, Marie, était très pieuse. C’est elle qui officiait au catéchisme du jeudi après-midi. Il est quasiment certain qu’elle figure sur cette photographie. Mais, cette reproduction d’après positif n’est pas très nette. Au début des années 1900… et même bien après, Marie organisait régulièrement, des « pèlerinages » avec les enfants du catéchisme pour aller prier à la Chapelle du planton, dédiée à Sainte-Marie. Dans les années 1930, elle avait des difficultés à se déplacer, mais elle préparait des goûters avec chocolat, petits gâteaux, nappe brodée, tasses en porcelaine, pour les enfants du village – presque exclusivement des filles – qui acceptaient d’aller prier à la chapelle, suivant plusieurs vieilles dames de Cormeilles qui en avaient gardé un excellent souvenir.

Cette photo de la Chapelle du Planton a mobilisé à la fois les compétences d’un pédagogue, capable de bien diriger les enfants, et les compétences d’un photographe, capable de bien composer l’image. Il a fallu certainement beaucoup de temps pour placer les rondes à l’endroit exact, mettre les spectateurs du côté de la route où ils ne gênent pas la lisibilité, faire monter l’artisan-couvreur un endroit, plus intéressant pour la photographie que pour son travail… Cette manière de construire une image, comme un peintre qui composerait un tableau, est plus proche du reste de la production d’Ovide Traversier que de celle de Cassien Debray qui, elle, est plus directe, plus proche de celle d’un reporter d’images contemporain.*

Photographier - Photographie de stock
A une date indéterminée mais sans doute très proche de la photo précédente, une variante de la même scène à la Chapelle.

Cette fois, la carte postale est tirée d’après le négatif original. Elle est bien plus nette. Elle est probablement légèrement postérieure à la précédente Il s’agit du même sujet mais avec moins de mise en scène (on ne refait pas la toiture du clocher tous les ans !). Les enfants du catéchisme sont moins nombreux. Mais, il est vraisemblable que la nouvelle de la prise de vue avait circulé auprès des familles. Quelques parents et même une grand-mère ont fait le kilomètre qui sépare la chapelle du village pour se faire portraiturer. Si l’on se réfère au style, difficile de dire qui a pris la photo. Ce peut être, l’un ou l’autre. En tout cas, l’information est passée par la maison Traversier et, au cas où Cassien serait le photographe, nul doute qu’Ovide était sur les lieux, ce jour-là. La dame de gauche qui regarde les enfants est probablement Marie Traversier.

Peinture et photographie

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, La photographie est la fille de la peinture. C’est une nouvelle manière de représenter le Monde, non plus à l’aide de la technique du peintre, mais en copiant la réalité grâce au pouvoir de la photographie.

Révolution industrielle - La photographie
Peu - Mons-en-Barœul
Ces deux images ont été prises pendant la Grande Guerre. C’elle du haut est d’Ernest Mézière, un photographe français. Elle représente une sortie d’usine, à Pamiers. L’autre est l’oeuvre d’un photographe allemand. Elle a été prise à Lille pendant l’Occupation. Elle représente le « Bastion des dix-huit Ponts », avec l’Etat Major de la VIe Armée bavaroise, accompagné des officiers et d’hommes de troupe qui font de la « figuration. Dans ces années 1910, la pratique de la photo était encore marquée par l’esthétique qui a présidé au XIXe siècle. La photo imitait la peinture.

Les premières émulsions photographiques ne permettaient pas l’instantané. Le premier daguerréotype connu va demander plusieurs minutes de pose. Au fur et à mesure des années, les techniques et les performances vont progresser. Au début du XXe siècle, on pose environ 1/15 ou 1/30 de secondes. Cela va conduire les photographes des origines à composer leurs clichés, à la manière d’un peintre, avec des sujets à qui l’on va demander de rester immobilespendant des temps considérables. À la fin du XIXe siècle, les photographes sont bien souvent des peintres qui proposent à leurs clients une nouvelle palette de l’Art de la représentation du réel. Ainsi, plutôt que de saisir les images, « à la volée », comme le feraient les photographes modernes, ceux des années 1900, qui avait hérité de ces pratiques, avaient tendance, avec la complicité de leurs sujets, à composer soigneusement leurs photographies comme l’aurait fait un peintre pour son tableau. L’étagement des personnages donne un relief intéressant et souligne les perspectives. Au tout début du XXe siècle, il n’existe pas d’école de photographie. La formation passe par le système du compagnonnage. Les règles professionnelles se transmettent, de photographe chevronné à débutant. Il en résulte une unité de point de vue et de de style de la production des images.

Un deuxième élément entre en ligne de compte : La photo devient reproductible. C’est ce qui va permettre la diffusion de la carte postale, en petit nombre au moyen de la « carte photo » ou en grand nombre au moyen de l’imprimerie. À la ville comme à la campagne, se développe ce nouveau commerce de la photographie et de la carte postale. Pour inciter à acheter les images, rien de mieux que d’y mettre beaucoup de personnages. Ainsi, les photographies d’ateliers, de sorties d’usine, de café avec leurs clients se sont-elles développées à la fin du XIXe siècle. Pendant la guerre de 1914 – 1918 les photographies de Classes de conscrits ou de Régiments, aussi bien du côté français que du côté allemand, permettent l’édition et la vente de nombreuses cartes postales. Le photographe rural, adaptera ce principe, en mode tempéré. Il essaiera de mettre en scène un grand nombre d’habitants de l’endroit photographié, ce qui comporte quelques limites. Bien sûr, s’il habite la commune, emporter l’adhésion des riverains sera beaucoup plus facile pour lui.

La rue du Sac

Le « Quartier d’en bas »

Dans « le Quartier d’en Bas » face au Café Hucher, le photographe a réuni les habitants de la rue du Sac.

Cette photo de la rue du Sac, du côté de l’église et du Café Hucher est une véritable « petite scène de genre » Elle a été réglée avec le plus grand soin. Le photographe s’est positionné afin de border son image, à droite, avec un bout de la mare où s’ébattent quelques canards. Le point de vue principal, , consiste à prendre en enfilade la rue du Sac. Cela permet d’y disposer plusieurs plans de personnages. Ainsi peut-on y voir la voiture du boulanger (avec la boulangère) et une cliente qui vient de prendre livraison de deux pains de quatre livres et, tout au fond, un groupe d’hommes : probablement les employés de la forge.

Sur cette photo d’Ovide Traversier on reconnaît la boulangère et , voiture du boulanger et son cheval blanc de la photo précédente. La jeune fille qui tient les pains est Irène Devaux, la fille du boulanger de Cormeilles./

Le photographe, tel un metteur en scène de cinéma, ne lésine pas sur les moyens. Il a carrément barré la rue pour prendre sa photo. Une femme de grande taille ferme l’image à gauche, et au centre un groupe de personnages est savamment organisé. Autour d’une table installée en pleine route, deux hommes se font servir un apéritif. L’un deux, avec son tablier de protection, est un artisan. Il vient de récupérer deux pains, ce qui n’est pas très logique, vu que la voiture du boulanger n’est pas encore arrivée jusqu’à lui, mais cela fait le meilleur effet sur la photo. La serveuse est probablement Mademoiselle Hucher, la belle-sœur de la Veuve Hucher, Éditrice de la carte de 1930. Pour quelqu’un qui n’est pas du village, la scène est illisible. Cette table au milieu de la route n’a aucun sens. Elle indique cependant une activité invisible : celle du café proche qui se trouvait là. Un homme tient une planche : c’est probablement le menuisier du coin. Les autres sont des habitants du quartier. On remarquera au passage que la maison avec un porche faisait déjà de la réclame pour la maison « Picon », apéritif, et pour la maison « Meunier », chocolat.

Cette scène ne renvoie pas à la réalité du village, tel que pourrait l’observer un reporter d’images. Elle est la représentation symbolique du quartier de la rue du Sac, avec ses habitants, ses métiers, la livraison ambulante du pain. C’est presque une analyse sociologique du « Quartier du bas » par quelqu’un qui connaît bien ses habitants. Je parierais que le photographe est un Cormeillois. Je n’ai découvert aucune image du même style dans toutes celles réalisées à Crèvecœur-le-Grand. C’est pourquoi je pense que la photo a été organisée et prise par Ovide Traversier, même si je ne peux pas en fournir la preuve absolue.

Près de la forge

La même rue du Sac est photographiée dans l’autre sens avec un point de vue différent. L’Opérateur a mis en évidence la mare, en bord-cadre, comme sur la photo précédente, pour créer un point de rupture dans l’alignement des façades.

Le photographe s’est contenté d’u minimum de figurants. Il a dû taper à la porte de la ferme de gauche et à celle de la forge, à droite… et c’est tout ! Pour la petite histoire, Ovide Traversier s’était fait fabriquer un dispositif sophistiqué en fer forgé pour réaliser des portraits dans sa cour. Il est probable que c’est le forgeron, représenté ici, qui le lui a réalisé. Les deux jeunes filles du centre appartiennent peut-être à la famille Tallon (la ferme qui se trouvait à gauche) : il y a un certain air de famille. Cette photo est celle d’un professionnel qui doit gérer son temps et ramener un maximum d’images en un minimum de temps, par ce qu’il vit de son métier. Pour autant, l’image est de très belle facture. Je ne doute pas un seul instant que le photographe de cette rue du Sac ne soit Cassien Debray.

La Grande Rue

En direction du Crocq

Ici, dans cette photographie de la Grande Rue, en regardant dans la direction de la commune du Crocq, on atteint des records. Il n’y a pas moins de vingt-neuf personnages – sans compter l’arrière-plan –, étagés en trois plans successifs, dont dix-huit enfants, presque exclusivement des filles.

Une extraordinaire représentation de la Grande Rue. On est au niveau de la maison du boulanger dont on voit le porche ( à gauche). C’est l’envers de la photo ave le cheval et la charette.

Autant dire que l’école communale de Cormeilles est de sortie. Cette participation des habitants est tout à fait extraordinaire. Habiter le quartier et avoir de l’influence sur les enfants du catéchisme, peut aider à convoquer autant de personnes en même temps. La famille du premier plan retient notre attention. Il y a probablement le père, la mère et la fille. Ils tiennent un instrument possédant un long manche. Il s’agit probablement d’un fléau ce qui indiquerait que nous sommes en présence d’une famille d’agriculteurs. Comme sur la photo de la rue du Sac, cette indication de la profession est quelque chose d’inhabituel mais, visiblement, pas à Cormeilles.[4] À cause de cette identité : de vue, de parti pris esthétique, du choix du d’un jour férié pour prendre la photo, je pense qu’elle est l’œuvre d’Ovide Traversier. Elle est, en tous cas, tout à fait dans son style !

En direction de Blancfossé

La même rue, dans l’autre sens, au niveau de la mare qui se trouvait là. Le photographe affectionne les mares de village et choisit souvent cet endroit pour y poser son pied photographique. La mare est une rupture dans ce paysage d’une rue rectiligne. C’est aussi un repère facile !

Au niveau de la mare de la Grande Rue, un été du début du XXe siècle

Nous sommes l’été. Il fait chaud. Des adolescents du village se baignent dans la mare. Cela paraît curieux aujourd’hui mais cela faisait se faisait beaucoup dans les villages, même à mon époque ! Il n’y a pas grand monde dans les rues. Les habitants, pour la plupart, sont aux champs. Tout juste peut-on mobiliser quelques vieilles personnes pour animer la scène. Ovide Traversier n’aurait jamais pris cette photographie. Elle est probablement l’œuvre de Cassien Debray.

Ovide et Cassien, une identité de vue, mais des différences

Histoire - Noir et blanc
Nous reproduisons ici une carte postale de la rue Neuve, la rue où habitait Ovide Traversier dont nous avons fait l’analyse dans l’article sur la rue Neuve, publié dans ce Blog. Nous pensons qu’il s’agit du travail d’Ovide.

Il est probable que la majorité des autres images de Cormeilles soit le travail de Cassien Debray. C’était son travail de sillonner les communes du canton et de produire toutes ces cartes postales qui évoquent si bien, aujourd’hui, la vie des villages du canton de Crèvecœur-le-Grand.

Cassien Debray

Ovide, s’est sans doute limité à quelques photos de la commune de Cormeilles et, éventuellement, des communes du Crocq et de Francastel, qui faisaient partie de son périmètre d’action. Certaines cartes postales de la maison Debray-Bollez, très peu nombreuses, rappellent son style, comme par exemple la carte postale de l’église du Crocq. Mais, toutes les autres sont typiques du travail de Cassien Debray. Voici comment un dépliant vantant la commune de Crèvecœur-le-Grand décrit le travail de ce photographe : « On lui doit un extraordinaire récit photographique mettant en valeur l’histoire de la population, les ambiances de rue, les fêtes locales, les gens au travail, c’est un témoignage historique précieux. » Je n’ai pas une virgule à retrancher ou à ajouter et je souscris complètement à ce texte.

La Place du Marché, face à la mercerie qui allait bientôt abriter la petite maison d’Edition

Il y a une sorte de mystère qui entoure cette carrière du photographe de Crèvecœur-le-Grand. Cassien – Gabriel – Pierre Debray était le fils du mercier et de la mercière de la place du Marché. Visiblement, il aspirait un autre destin. Il avait épousé en premières noces, en 1884, une jeune fille habitant le faubourg du Temple, un endroit situé à deux pas du premier atelier de Louis Daguerre. Il existait dans ce quartier du Marais quelque maîtres de la photographie. Si, un jour, on en découvre plus sur cette période des années 1880 où il s’est formé, on aura peut-être une surprise. Celui qui a enseigné la photographie à Cassien Debray était, de toute évidence, un professionnel de haut niveau. Mais avoir un bon maître est une chose… développer son talent personnel en est une autre. Le talent se reconnaît justement à sa rareté. Il ne court pas les rues des villes et des villages. La créativité est le fruit du travail mais aussi de quelque chose qui ne s’explique pas et qui produit toute la différence.

La première photographie de Louis Daguerre, prise à deux pas du domicile de la première épouse de Cassien Debray

Quant à Ovide Traversier, comment expliquer sa trajectoire ? Il était le fils du cordonnier de Cormeilles. Sa réussite scolaire l’avait conduit au métier d’instituteur. C’était déjà une forme de promotion sociale pour le jeune homme. Mais visiblement, comme Cassien, Ovide cherchait autre chose dans la vie. Il était intéressé par l’Art et les objets précieux. Il n’est pas vraiment étonnant qu’il se soit orienté vers la photographie. Comment a-t-il pu apprendre la discipline et atteindre un niveau comparable à celui de son collègue de Crèvecœur-le-Grand ? C’est un véritable mystère ! À plusieurs qui dizaine de kilomètres à la ronde il n’existait pas un seul photographe, qui aurait pu lui transmettre son savoir… hormis celui de Crèvecœur-le-Grand. Le métier d’enseignant était incompatible avec de longues semaines de stage, loin de la Picardie. C’est ainsi que l’hypothèse selon laquelle le maître en photo d’Ovide ne serait autre que Cassien me paraît celle qui est la plus vraisemblable. S’il y a eu transmission du savoir, une question se pose : Quand les deux hommes se seraient-ils rencontrés. Cassien Debray est à Paris au début des années 1880 comme en témoigne son acte de mariage. En 1906, lors du recensement, il est répertorié comme habitant à Crèvecœur-le-Grand, sur la Place du Marché. Il est vraisemblable qu’il ait regagné Crèvecœur au tout début des années 1890 : il s’y remarie en 1892 !

Photographie de bûcherons dans les bois des environs de Cormeilles par Ovide Traversier.

À cette époque, Ovide Traversier à une trentaine d’années. C’est un bon âge pour se lancer dans une nouvelle aventure ! Aux alentours de 1900, il montre une grande maîtrise dans le domaine de la prise de vue et du développement en laboratoire. La façon de photographier du Cormeillois est, à cette époque, très proche de celle du Crépicordien. Les deux photographes utilisent le même type de matériel. Ils ont les mêmes a priori sur ce que doit être la photographie. Ils maîtrisent parfaitement les mêmes techniques qui, à cette époque, restent très confidentielles. Ovide Traversier avait cependant développé son propre style ! Ce qu’il recherche, c’est sans doute ce qu’il considère être une forme d’Art. Il place ses personnages – qu’il accumule autant qu’il le peut – avec la plus grande minutie. Il raconte une histoire dont, certainement, beaucoup d’éléments nous échappent aujourd’hui. Il a l’art d’obtenir la position voulue et l’expression souhaitée. C’est un excellent « Portraitiste ». Ovide est à la photographie ce que le Douanier Rousseau est à la peinture. On peut considérer qu’il pratique un Art naïf mais, en même temps, ses images continuent à nous interpeller aujourd’hui.

Photo aérienne du centre de Crévecoeur-le-Grand par Cassien Debray. Elle a été faite avec un matériel de prise de vue différent de celui des années 1900 et date probablement du début des années 1930

Je pense que les deux hommes ont eu par la suite des parcours différents. Je ne connais pas de photo d’Ovide Traversier postérieure à la première Guerre mondiale alors que Cassien Debray a continué à produire probablement jusqu’au début des années 1930 : sa vue aérienne de Crèvecœur-le-Grand –n’a jamais été postée dans des années antérieures à cette date. Je pense aussi qu’il avait changé de matériel. Il l’a probablement faites le début de la Guerre. Il n’hésitait pas, en plein conflit, à emprunter le dirigeable qui faisait la navette entre Toul et Crévecoeur-le-Grand, comme en atteste la photo conservée aux Archives de l’Oise, prise en 1915. La lourde chambre avec son trépied en bois devenait sans doute trop lourde pour cet homme vieillissant. D’ailleurs, avec les Folder de format 6X9 dérivé du modèle Kodak du tout début des années 1900, dont les modèles allemands, Zeiss, permettaient une qualité extraordinaire, on arrivait à des résultats équivalents à ceux d’une chambre grand format, sans en supporter tous les tracas. Le style, du photographe de Crèvecœur va également évoluer, s’approchant de plus en plus de celui du reportage. Sa photo d’une course cycliste est exactement celle qu’aurait faite un Reporter-photographe dans un journal d’aujourd’hui, même si visiblement, Cassien a pris la photo sans sortir chez lui, en positionnant son appareil photo à l’étage de son magasin.

Cassien Debray n’a pas eu à courir très loin pour réaliser cette photo dans le style des journaux sportifs de l’époque. Il l’a prise d’une fenêtre de l’étage de son magasin.

En tout cas, pour ce qui est des photographies prises à Cormeilles dans les années 1900, c’est une chose étonnante de voir la qualité de l’iconographie produite sur ce village, par le fils d’un cordonnier et celui d’un mercier. Il s’agit d’un véritable « miracle photographique » que peut-être, d’aucuns attribueront à Sainte-Marie du Planton. Ils avaient recherché tous les deux un supplément d’âme dans la photographie. Ils nous ont légué un héritage très précieux sur les habitants et la vie de ce village, au début du XXe siècle.

Y aura-t-il une suite ?

Je n’avais pas beaucoup de documents pour écrire cet article. Je me suis surtout fondé sur la production d’Ovide Traversier qui est extrêmement singulière : son style est une manière de signer l les photos. Malheureusement, la plupart de ses négatifs ont disparu et nous sommes réduits à nous fonder sur les quelques-uns qui nous sont parvenus. Trouver des images qui lui ressemblent tellement, estampillées « Debray– Bollez», m’a amené à formuler les hypothèses de l’article ci-dessus. Avec le Confinement, la période n’était pas idéale pour se lancer dans ce travail. J’espère aller plus loin, un jour, avec de nouveaux documents et peut-être les avis de ceux qui se sont intéressés, avant moi, à cette question. J’ai envoyé un courrier à une association de collectionneurs de Crèvecœur-le-Grand. Je cherche à savoir s’il existe des descendants de Cassien Debray et si une partie de son histoire aurait été préservée. Il est possible aussi que la lecture de cet article, des personnes intéressées par le sujet se manifestent. Cet article aura peut-être une suite ?


[1] Certaines fiches biographiques indiquent une date de décès différentes : 1946.

[2] Il habitait Paris, la décennie précédente.

[3] Pour l’instant, c’est une hypothèse de travail extrêmement probable. Nous sommes en train d’affiner la question avec des érudits crépicordiens.

[4] Ce procédé qui consiste à indiquer l’activité d’une personne avec un outil de sa profession n’est pas courant. Si on se réfère à la photo des bûcherons – authentifiée de manière certaine – que l’on trouvera dans l’article sur Ovide Traversier on verra que, pour lui, c’est une pratique courante.

Alain Cadet, journaliste
Alain Cadet, journaliste

Il a débuté dans la vie professionnelle comme enseignant. Après avoir coché la case du métier de photographe, il s’est orienté vers la réalisation de films documentaires, activité qui a rempli l’essentiel de sa carrière. Arrivé à la retraite, il a fait quelques films… mais pas beaucoup ! Les producteurs craignent toujours que, passé 60 ans, le réalisateur ait la mauvaise idée de leur faire un infarctus, ce qui leur ferait perdre beaucoup d’argent ! La suite a montré qu’ils se sont peut-être montrés un peu trop frileux, mais cela fait partie du passé. C’est ainsi que l’ancien réalisateur – un peu photographe, sur les bords – s’est mis à collaborer avec différents journaux. Il a aussi écrit des livres sur la guerre de 1914 – 1918 où l’image a une place importante. C’est ainsi que dans ce blog, on trouvera beaucoup d’articles sur des peintres ou des photographes anciens ou contemporains, des textes relatifs aux deux guerres, mais aussi des articles opportunistes sur différents événements. Comme les moyens du bord sont très limités, cela a obligé l’auteur à se remettre à la photographie – sa passion de jeunesse – pour illustrer ses textes. Il ne s’en plaint pas !

Articles: 384

Vous pouvez commenter cet article

En savoir plus sur Portraits d'artistes

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading