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Paroles d’une Résistante, Lily Glück-Parmentier, 1917 – 2014

Prologue

J’ai fait la connaissance de Lily, par hasard. Un jour, un reportage m’a amené à L’EPHAD des Bruyères de Mons-en-Baroeul. Le sujet du jour était une émission de radio de la station Radio-campus, La Voix des aînés. Les anciens y racontaient leurs vieux souvenirs des années 1950, de la Guerre… et même d’avant ! C’était une idée du directeur de l’époque, Arnaud Rousseaux, un type génial qui ne manquait jamais de ressources, pour intéresser ses Résidents. Il avait fait l’acquisition – sur ses deniers –  d’une table de mixage et d’un micro du studio, professionnels, et faisait lui-même la « technique ».  Pour l’occasion, il avait embauché l’animateur-maison, Joël Vanhoie, qui, ordinairement, montait des comédies musicales avec les pensionnaires.  Joël était très crédible dans son numéro de journaliste-radio.  Il avait la confiance des participants, avec qui il travaillait quotidiennement.  Le résultat était vraiment excellent. En somme, il s’agissait d’une émission « très professionnelle » réalisée exclusivement par des amateurs !

Il y avait une petite dame qui sortait du lot. Elle était lumineuse.

Elle avait le don de dire des choses profondes avec des mots très simples.  À la fin de la séance, j’ai demandé à l’un des deux :

– «Qui est cette dame ?

C’est Madame Glück !  Elle a fait de la Résistance. Ce serait intéressant pour vous de pouvoir l’interviewer. »

J’en ai parlé à un ami, journaliste à la retraite, ancien de la Voix du Nord et auteur de livres sur la période de la Guerre :

– « Ah oui, Madame Glück, c’est Lily, la fille de Jeanne Parmentier. »

Plusieurs fois, au cours de sa carrière il avait essayé de l’interviewer mais avait toujours essuyé un refus. « Elle sait des choses », avait-il ajouté, « mais elle ne te dira rien. C’est un vrai coffre-fort ! »

 J’étais prévenu !

Dans les premiers temps, j’ai soigneusement évité le sujet de la Résistance.

Puis, un jour, j’ai proposé à Lily d’en parler et elle a accepté. Ce sont des extraits de l’un de ces interviews que l’on trouvera ci-dessous. Finalement, elle n’était pas si mécontente d’avoir pu évoquer cette époque épouvantable de la guerre. Un jour, elle m’a dit : « Il était temps que vous arriviez ! Sinon, il ne serait rien resté de ma pauvre maman ! »

 En publiant ces souvenirs, j’ai bien conscience de faire un cadeau à la « Concurrence ».  J’ai longtemps hésité à le faire.  Il y avait comme un projet dans l’air de publication sur l’Occupation pendant la deuxième Guerre mondiale, mais le tour qu’il prenait me faisait douter de l’opportunité d’y participer.  La pandémie a balayé ces interrogations.  Il n’est plus possible, désormais, de d’éditer quoi que ce soit qui ressemble à un récit d’Histoire régionale. Peut-être sera-t-il possible de l’envisager à nouveau, dans très longtemps… peut-être jamais !

Paroles de Résistance, extraits de l’entretien du 17 avril 2013

« Quand la guerre s’est déclenchée et que Lille a été occupée, des amis de maman lui ont demandé de l’aider à fabriquer un journal. Ma mère était « cocardière ». C’était une patriote, une héroïne de la Grande guerre. Cela se savait et elle avait beaucoup de relations. Je ne sais pas qui exactement. Elle ne me disait pas tout. Je la revois encore en train de me déclarer : « moins tu en sauras, mieux ce sera pour toi ! ».

Toujours est-il qu’on a commencé à imprimer le journal, La Voix du Nord, et à le distribuer. Au début, on imprimait à Hellemmes et un jour les militants ont remarqué des allées venues suspectes devant le local alors, on a imprimé plusieurs numéros au Café de la mairie.Au début, c’était très artisanal. On avait une Gestetner qui marchait à la main. Il m’arrivait de la faire tourner mais, le plus souvent, c’était maman qui s’en occupait. Il n’y avait que quelques pages. C’était un tout petit journal. On donnait des renseignements sur les événements de la guerre. Surtout c’était important de pouvoir dire des choses différentes de celles des autres journaux et de la propagande. C’était réconfortant. Cela nous permettait de garder le moral. Il y avait plusieurs rédacteurs mais je ne me souviens plus très bien des noms. Moi ce que je faisais surtout c’était d’aller chercher les articles dans une petite salle du Café du Damier, Grand-place, à Lille. C’était notre point de rencontre. Le plus souvent, j’avais rendez-vous avec Natalis Dumez parfois avec Jules Noutour. Il m’arrivait de leur remettre des armes de poing que je leur ramenais dans mon sac. Il est devenu célèbre, après la guerre, mon sac de moleskine noire. Ce n’était pourtant qu’un méchant cabas ordinaire avec lequel on peut faire ses courses

La distribution des armes, passait par la rue du général De Gaulle.

À côté du Café de la mairie, pendant la guerre, il y avait une boucherie. Ses propriétaires, Monsieur et Madame Papillon étaient des patriotes. Les armes étaient cachées dans des grands bidons de fer-blanc qui étaient censés contenir du sang pour la charcuterie. En fait il y avait un grand bouchon creux dessus, rempli de sang et les armes étaient en dessous. Elles venaient des abattoirs de Lille où il y avait un autre réseau très actif et très courageux. C’était le plus souvent des armes automatiques. Je suis allée en livrer quelques-unes, dans une ferme de Bondues en même temps que je portais les journaux.

J’ai continué ce travail pour le journal, avec ma mère, jusqu’en 1942. Après, je suis partie à Paris pour rejoindre mon mari. C’est à peu près à la même époque que ma mère, Jeanne Parmentier, a abandonné le Café de la Mairie. Cela commençait à devenir trop dangereux. Elle est allée habiter dans un appartement discret de la rue Masséna. Cela ne l’a pas empêchée de se faire arrêter par la Gestapo en 1943. C’est à cause d’une femme d’Hellemmes qui a dénoncé son mari aux Allemands. Il travaillait avec nous. Il a été torturé et a donné des noms. D’autres membres du réseau distribuaient le journal. Un de ces distributeurs est encore vivant. Il s’appelle Casimir. J’allais lui porter les journaux, à Bondues. Il devait avoir à cette époque 12 ou 13 ans. Maintenant il en a 83 et il est au conseil municipal. Il y a quelques mois il y a eu une commémoration au Musée de la Résistance de Bondues. Il m’a tout de suite reconnue et il est venu vers moi pour m’embrasser. Quand ma mère a été arrêtée, justement Casimir venait prendre livraison de ses journaux. Elle a eu le temps de lui crier : « Casimir sauve toi ! Les allemands sont la ! ». Il a pris ses jambes à son cou et ils ne l’ont jamais rattrapé. Mon père m’a envoyé un télégramme : « maman voyage, ne pas venir ». C’était un code entre nous qui signifiait que maman venait d’être arrêtée. La première chose que j’ai faite a été de prendre le train pour Lille. Mon père m’a disputée et renvoyée à Paris.

On n’en parle plus, mais ce que faisaient les Allemands à cette époque-là, c’était horrible.

Peu après l’arrestation de maman, je suis allée au siège de la Gestapo, à la Madeleine, pour récupérer ses affaires. J’étais dans un couloir et j’ai vu sortir Jules Noutour d’un bureau avec des menottes. Il avait le visage tuméfié et était dans un état épouvantable. Il m’a juste regardé du coin de l’œil pour me montrer qu’il m’avait reconnue mais sans que les policiers ne puissent deviner qu’on se connaissait. Je pense que je suis la dernière personne du réseau à l’avoir vu, vivant. À la fin de la guerre, il se disait des choses abominables sur ce qui se passait dans les camps, mais on était encore bien en dessous de la vérité. C’est seulement quand les déportés sont rentrés que l’on a compris. Maman a été déportée à Ravensbrück et Mauthausen. Elle n’est revenue vivante que grâce à l’entraide et la camaraderie qui existait dans ces camps. Après la guerre, elle a gardé des relations avec celles qu’elle y a connues, comme Geneviève De Gaulle ou Germaine Tillon.

À la libération, j’ai fait la fête, mais modérément.

Il n’y avait pas un jour une nuit sans que je ne pense à maman. À cette époque on ne savait rien. On n’avait aucune nouvelle. Je faisais le tour des organismes qui avaient des listes de prisonniers. Jamais je n’y ai retrouvé le nom de ma mère. Un jour – c’est une histoire incroyable que je n’ai jamais racontée à personne – j’étais certaine qu’elle allait rentrer. J’ai pris le métro pour la Gare de l’Est. Sans rien demander, à personne, je me suis dirigée vers un quai où un convoi était en train d’arriver. Effectivement, la plupart des passagers étaient des prisonniers. Je les ai croisés et parmi eux j’ai vu une femme, maigre, le visage marqué qui ressemblait à maman. Je me suis dit : « ce n’est pas possible ! Ce n’est pas elle ! » Elle était trop différente de l’image que j’en avais gardée. Elle avait un grand pardessus d’homme, pas de bas, des vieilles chaussures trouées. Une mèche grise en désordre barrait le sommet du crâne. Je l’ai dépassée puis je me suis retournée et à ce moment-là, elle s’est retournée aussi et a crié : « Lily ! ». Je me suis précipitée dans ses bras. Pour moi, le vrai jour de la Libération, c’est celui où maman est rentrée. C’est une période qui m’a beaucoup marquée. J’y pense tout le temps… surtout à maman… aussi aux autres : Natalis Dumez ou Jules Noutour. Ils sont toujours là.

Ça me fait plaisir d’avoir raconté tout cela. Il y a beaucoup de choses que je n’ai jamais racontées à personne. C’était une époque dure. On a parlé sans débordement et sans pleurer. Je crois que maman aurait aimé cela. Je ne l’ai jamais vue pleurer de toute sa vie. Avec elle, il fallait rester digne et ne jamais se plaindre. C’est la première fois que toute l’histoire m’est revenue en entier, quasiment sans rien oublier. Malheureusement, probablement que demain, je ne me souviendrai plus de rien…

 Epilogue

Lily souffrait d’un cancer.  Elle avait refusé la chimiothérapie. « À l’âge que j’ai », disait-elle, « cela n’a aucune importance. Ce que je veux surtout : c’est ne pas souffrir !» Elle s’est éteinte doucement au début du mois de décembre 2014, dans sa quatre-vingt-dix-huitiième année. Le jour de ses funérailles, nous n’étions pas très nombreux dans l’église Saint-Pierre de Mons-en-Baroeul. L’Officiant était Yvan Pagniez, le curé de la paroisse. Il a dit des choses très belles et a su se hisser à la hauteur de cette « Grande-Dame » qu’était Lily. Si elle avait pu les entendre, je pense qu’elle aurait été contente. A un moment, machinalement, je me suis mis à compter les participants. Nous étions dix-sept ! Si l’on retire le curé et son assistant, cela ne fait plus que quinze ! La Résistance ne fait plus recette ! Parmi l’assistance, il y avait le vieux Casimir Destombes. Il avait bien connu Lily dans les années 1941-1942. Pour rien au monde, il n’aurait raté le dernier voyage de la fille de Jeanne Parmentier. Je me suis approché de lui :

– « Je ne sais pas comment vous êtes venu, mais, si vous voulez, je peux vous ramener en voiture, à Bondues…

– Inutile » m’a répondu Casimir, « je suis venu avec la mienne ».

Un peu surpris, j’ai poursuivi : « il y a trois mois j’ai téléphoné chez vous pour vous inviter à la cérémonie des soixante-dix ans de la Libération de Mons. Je suis tombé sur votre fils. Il m’a répondu que ce n’était pas possible parce que vous ne conduisez plus. » Casimir a pris un air bougon : « Mon fils, il dit ce qu’il veut, mais moi, si je ne conduis plus, je suis mort ! ». Il s’est engouffré dans sa voiture et a ajouté : « Ne vous inquiétez pas, je vais rentrer par les petites routes. »

J’ai regardé l’automobile s’éloigner. Un gros nuage qui filait vers l’est a découvert le soleil. La Place de l’église s’est illuminée.