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Rigaut, le facteur
A la suite de la parution dans la presse d’articles sur l’ancienne poste de la rue du général-de-Gaulle, Jean-Yvon Beulque, un habitant de Bersée qui a passé son enfance à Mons nous propose ce texte extrait de l’un de ses ouvrages…
-« Maman a reçu une carte de Robert »
Depuis le coin de la rue, Rigaut, le facteur, m’a interpellé :
-« Eh ! P’tit Père »
Pour lui, les gamins sont tous ses P’tis Pères. Je trouve ça gentil.
– « Eh ! P’tit père, viens là. J’ai une carte de Juan-les-Pins ; C’est Robert qui vous écrit. »
Je lui arrache la carte des mains.
Il serait capable de m’en faire la lecture ! Depuis le temps qu’il arpente notre quartier, il connaît toutes les familles. Il sait que si la lettre est postée à Paris, c’est Tante Yvonne… de Normandie, c’est Tonton Robert, etc. Il lui arrive d’ailleurs de nous demander de leurs nouvelles, lui qui ne les connaît pas ! Car, Rigaut le facteur, c’est quelqu’un d’important. Il fait un peu partie de nos familles. Dame, par ici, personne n’a le téléphone et nous n’imaginons pas qu’un jour il y aura Internet, les E-mails etc. Le courrier c’est sacré et c’est le lien avec nos familles éloignées.
Rigaut, c’est un personnage !
C’est un petit bonhomme à la peau hâlée, la moustache frémissante, de petites lunettes rondes, la grosse sacoche de cuir en bandoulière, arborant fièrement l’uniforme de la poste, ensemble bleu-marine à liseré rouge et casquette, ou plutôt, une forme de képi frappé d’une sorte de petite fleur bleu-blanc-rouge. Il a de l’allure, Rigaut avec sa canne ouvragée dont les moulinets écartent les chiens vindicatifs.
On l’entend arriver de loin car il a pris l’habitude d’affubler ses clients de surnoms bien personnels ou de les invectiver d’un humour bien particulier. Le voilà qui déboule et interpelle un commerçant :
-« Eh ! Boucher, viens-là que je te débouche. »
Il poursuit le long du boulevard
-« Dumoulin va moudre ton grain…
– Tonneau, y a plus de pinard ! »
Quand il rencontre madame Marrant, il feint de se tenir les côtes :
-« Ah ! ah ! Je rigole ! »
Pour madame Sassied, sa voisine, il sort le grand jeu, pose son sac par terre, fait mine de s’asseoir dessus et déclame, avec à l’appui, un large geste du bras :
« Madame s’assied ! »
Nous, les mômes, souvent, nous le suivons en rigolant, même si parfois son humour nous échappe comme quand il rencontre Madame Vandeputte et qu’invariablement, il lui propose :
-« Je vous en achèterais bien une… »
Ainsi, va Rigaut, sympa, farceur, toujours de bonne humeur qu’il pleuve, ou qu’il vente. Son passage entre onze heure trente et onze heure quarante-cinq est guetté avec impatience.
-« Jean, va voir s’il y a du courrier »
Maman m’interpelle. Elle attend depuis trois jours une lettre de Bretagne. Rien dans la boite aux lettres. Mais ça ne prouve rien. Je jette un œil dehors.
-« Non, Maman, il n’y a apas de lettre »
-« Tu es sûr que Rigaut est passé ? »
-« Oui, j’ai vérifié ».
La vérification est simple car notre bon facteur a un vice
il chique. En conséquence, tel le Petit Poucet, il ponctue son trajet. A un rythme régulier de vingt pas et toujours sur le pied gauche, d’un jus de chique qu’il balance sous un angle de quarante-cinq degrés et gare si par distraction vous vous trouvez dans le champ de tir.
Une fois, en apportant un mandat, Maman l’avait invité à entrer dans le séjour, le temps de signer le reçu et de lui offrir un petit verre. Il s’était installé, tranquille, comptant et recomptant les billets. Mais ce que n’avait pas prévu Maman c’est que pour avaler le petit verre, il lui fallait faire un peu de place en bouche, aussi naturellement, avait-il recraché une giclée de jus-de-chique sur le parquet ciré du séjour. Maman n’avait constaté les dégâts qu’après son départ mais avait pris la bonne résolution de ne plus lui ouvrir sa porte. Aussi, depuis ce jour, les signatures et dégustations se feront dans le hall, la tablette en bois de la petite fenêtre latérale faisant office de comptoir.
A certaines périodes de l’année, il apparaissait débordé, peut-être, cela correspondait-il au paiement des pensions ou quelque chose de ce genre. Bref, il prenait du retard ! Aussi nous sollicitait-il pour lui donner un coup de main.
-« Tiens, P’tit Père, ce paquet de lettres-là c’est pour cette rangée de maisons »
-« Tiens, toi. C’est pour l’autre côté. »
Fièrement, nous nous acquittions de notre tâche, au plus vite, avec le plus grand sérieux. Ce n’est pas nous qui irions le débiner au Receveur des Postes !
Le lendemain, le calme revenu, sa serviette était un peu plus pleine, remplie de bonbons que, généreusement, il nous distribuait. Même ce gros flemmard de Léon qui, chaque fois trouvait un bon prétexte pour échapper à la tournée…
Jean-Yvon Beulque