Cent-mille-pieds sous les Mers… ou l’Histoire du Tunnel sous la Manche

Cent-mille-pieds sous les Mers… ou l’Histoire du Tunnel sous la Manche

En 1990, Philippe Cozette, un Français et Graham Fagg, un Anglais, se rencontrent sous la Manche à l’occasion de la jonction entre les chantiers français et britanniques…

Construire un tunnel entre la Grande-Bretagne a été pendant des siècles un projet toujours recommencé sans jamais parvenir à son but. Mais, à la fin du XXe siècle, la dernière tentative sera la bonne.

Le 20 janvier 1986, dans le grand hall de la mairie de Lille, un lieu équidistant entre Londres et Paris, le président de la république française, François Mitterrand et le premier ministre de Grande-Bretagne, Margaret Thatcher sont venus pour signer un traité historique entre les deux nations.  Ce choix n’est pas anodin. Le maire de Lille de l’époque, Pierre Mauroy a été, en 1981, le premier ministre nommé par le nouveau président.  Il s’est aussi beaucoup impliqué en faveur du passage par sa ville de la nouvelle ligne TGV–Eurostar sur les axes Paris–Bruxelles–Londres.  C’est un moment important et solennel :  Les deux chefs d’État s’apprêtent à ratifier un accord entre la France et la Grande-Bretagne visant à construire un tunnel sous la Manche : 27 milliards de francs pour un 27e projet ! Mais, en ce milieu des années 1980, on peut encore douter de la pérennité de l’entreprise, puisque toutes les précédentes, dûment négociées et signées, avaient avorté pour une raison ou une autre.  La Grande-Bretagne a besoin de développer ses échanges avec le continent européen, son principal client. En même temps, elle est très jalouse de son insularité. Celle-ci lui a souvent permis d’éviter les invasions comme le projet avorté de l’Allemagne, lors de la Seconde Guerre mondiale.  À l’exception des Romains, dans l’Antiquité et de Guillaume le Conquérant au début du XIe siècle, personne n’avait jamais pu se rendre maître de cette fière nation insulaire. Pourtant, il y a une dizaine de siècles, l’île et le continent étaient reliés par une langue de terre. 

Nicolas Desmarest

Le premier à en avoir eu l’intuition a été Nicolas Desmarest.  

En 1751, ce géographe, géologue, expert dans l’élevage des bovins, remet à Louis XV un rapport intitulé « Dissertation sur l’ancienne jonction de l’Angleterre à la France : sa formation par la rupture de l’isthme. » Ses preuves sont irréfutables : « Il y a des loups en Grande Bretagne ont-ils fait le trajet à la nage ? »  Et il ajoute : « Pour retrouver cette communication d’origine divine, exigeons soit un tunnel, soit un pont, soit une digue ». Au tout début des années 1800, l’ingénieur des mines Albert Mathieu-Favier, conçoit un projet de lien fixe entre l’Angleterre et l’Europe. Il le présente au premier consul, Louis-Napoléon Bonaparte. C’est le bon moment ! On vient tout juste de signer la paix d’Amiens, qui met fin à neuf ans de guerre.  

Le projet d’Albert-Mathieu Favier.

Il s’agit d’un projet de souterrain accessible aux hommes, aux chevaux et aux diligences :

sous la Manche, une route pavée éclairé aux quinquets et aérée par des cheminées qui s’élèvent à l’air libre, au-dessus du niveau de la mer.  Les deux gouvernements font mine de s’y intéresser. Mais, avec l’Angleterre, il ne faut jamais jurer de rien. Un an plus tard, la Grande-Bretagne déclare la guerre à la France le 18 mai 1803, enterrant pour longtemps ce beau projet ! Mais, en 1833,Thomé de Gamond, docteur en droit, docteur en médecine et ingénieur hydrographe relance le projet. Ce surdiplômé, âgé de 26 ans, déborde d’énergie. En 1834, il suggère un tunnel construit à l’aide d’éléments métalliques immergés qui s’emboîtent les uns dans les autres à la manière d’un télescope, en 1835 une voûte sous-marine en béton, en 36, un pont, en 37, un bac flottant !

De 1833 à 1856, au rythme d’un projet par an,Thomé de Gamond, va explorer tous les possibles d’une liaison sous-marine ou en surface entre la France et la Grande Bretagne. Le jeune ingénieur est aussi un grand sportif. Il n’hésite pas, muni de son scaphandre, à donner de sa personne et à plonger personnellement pour déterminer l’origine et la nature géologique du fond du détroit. Au cours de ces années il va battre tous les records avec plus de 200 plongées effectuées. Il démontre, forages à l’appui que l’intuition de Nicolas Desmarest était fondée. Les couches géologiques littorales, de même nature de chaque côté du détroit, se prolongent sous la mer. Ce qui est particulièrement intéressant, pour l’entreprise c’est que l’une de ces couches, de plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur, la craie bleue du cénomanien, est une roche argileuse imperméable, apte à protéger les travaux souterrains des infiltrations de l’eau de la mer. 

L’ultime projet de Thomé de Gamond.

Après plus de vingt ans d’études, Thomé de Gamond opte pour un tunnel foré protégé par une enveloppe de béton.

Une galerie cylindrique de 9 mètres de diamètre se faufilerait sous la mer entre Eastware et la cap Griz-nez. Deux petites îles artificielles et une station maritime permettraient l’aération du tunnel. L’Empereur Napoléon III et la reine Victoria sont enthousiastes. Côté anglais, on n’entend pas se laisser dépasser par le scaphandrier téméraire. Pas question de laisser à messieurs les Français l’honneur de creuser les premiers ! Deux éminents ingénieurs, de sa gracieuse majesté, William Low et John Hawkshaw, proposent un contre-projet, voisin de celui de Thomé de Gamond. Il opte pour un tracé Sangatte – Douvres. Mais la prudence des militaires et des financiers britanniques va réduire à néant les brillants calculs des ingénieurs des Mines des deux rives. Les projets de tunnel resteront enterrés pendant deux décennies. Il faudra attendre 1872 pour que soit fondée en Angleterre « The Channel Tunnel Company »et 1875 pour voir la création de « L’Association Française du Tunnel sous-marin entre la France et l’Angleterre ». Ces sociétésvont ouvrir la voie à un nouveau projet bilatéral. Les travaux débutent à Sangatte. Le projet est celui d’un tunnel ferroviaire foré de 48 kilomètres – dont 35 sous la mer –. Ses caractéristiques : 8  mètres de largeur sur 6 mètres de haut et double voie, permettent aux trains de se croiser. Exit, Thomé de Gamon ! Le  nouveau chantier reprend à son compte l’étude anglaise. En 1878 et 1880, à Sangatte, côté français on creuse deux puits avec des installations sur le modèle d’un carreau de mine.  

Les installations de Sangatte au dessus des deux puits de forage…

On commence à creuser des galeries. En 1880, 88,7 mètres ont déjà été forés. Pour la première fois on utilise un tunnelier, la machine de Beaumont. Elle avance à la vitesse hallucinante d’un mètre par heure ! 

La machine de Beaumont

Côté anglais, à Shakespeare Cliff, près de Douvres, un tunnel s’ébauche en direction de la France. Mais sous l’impulsion de hauts gradés de l’armée, une campagne de Presse se déchaine. En témoigne une pétition publiée dans le « XIXthCentury » qui recueille les signatures de savants, de financiers, de dignitaires de l’Aristocratie britannique, de prélats anglicans et de militaires. Le 1er juillet 1882, le « War Office » ordonne à la compagnie britannique de laisser tomber les pelles ! Les « Tunnelistes » ne désarment pas pour autant. De 1884 à 1913, ils vont saisir quatorze fois la chambre des Communes en faveur d’une reprise du projet. Mais l’élite conservatrice veille. Pour elle, il est inconcevable que la Grande-Bretagne puisse devenir un jour un appendice de l’Europe ! Seul, en 1907, le Cinématographe de Monsieur Méliès réussit à percer le tunnel. Cependant, les deux Chefs d’Etat Harold Wilson et Georges Pompidou, relancent en 1966 le projet de tunnel foré. Un appel d’offres est lancé l’année suivante. Il est remporté par le « Groupement du tunnel sous la Manche » qui se décline par « The British Channel Tunnel Company », côté anglais et « la Société française du tunnel sous la Manche », côté français.

En 1973, on reprend les travaux des deux côtés du détroit.

Les nouveaux chantiers s’inscrivent dans les pas du projet précédent, abandonné en 1882. On réinvestit les anciennes installations de Sangatte et de Shakespeare Cliff. On prévoit la fin des travaux en 1980. Cette fois les tunneliers importés des Etats Unis sont beaucoup plus efficaces. En 1975 on a déjà creusé 300 m de galerie du côté français5, 400 m du côté britannique, lorsque en  janvier, « pour des raisons économiques », le premier ministre Harold Wilson annonce brutalement la fin des travaux. Aussi, lorsqu’en janvier 1986, Margaret Thatcher et François Mitterrand signent un nouveau protocole pour construire une liaison sous-terraine entre la France et la Grande Bretagne, beaucoup d’observateurs échaudés sont-ils sceptiques. 

28 janvier 1986

Le serpent de mer du tunnel sous la manche tant de fois ressuscité et aussitôt enterré a toujours fait long feu.

Mais d’autres y croient. Ils tirent leur optimisme de ce que ce nouveau projet, à l’inverse des précédents, est entièrement privé : « without a public penny » aimait dire et redire la Dame de Fer. Une fois engagées dans la boucle, pour les nombreuses sociétés et banques impliquées, aller au bout du « Tunnel »est une question de survie.  En 1987, Le plan de financement est évalué à 60 milliards de francs (dont 28 pour le creusement du tunnel). Il a déjà triplé par rapport aux prévisions initiales. Les travaux vont pouvoir débuter grâce aux capitaux engagés par les quinze entreprises de construction et banques fondatrices. Mais il faudra maintes fois ajouter au pot pour sauver le projet. On devra faire appel à des financeurs institutionnels et émettre des actions en bourse. Le projet « Eurotunnel » est présenté comme un placement de « bon père de famille ». Il séduit les petits actionnaires français (430 000) et un peu moins les britanniques (200 000). Mais placer son argent en bourse est un métier. L’action qui, fin 1987 valait 35 francs (5,34 euros), ne représentait plus, quinze ans plus tard, que quelques centimes. Finalement la doctrine « not a public penny » de Margaret Thatcher aura payé. Les sociétés et banques privées, un pistolet chargé dans le dos se devaient d’avancer vaille que vaille. On a frôlé plusieurs fois la catastrophe. Les petits actionnaires y ont laissé toutes leurs économies. Mais ce projet démesurément ambitieux, « le plus grand chantier du siècle », dit-on, a pu être bouclé en moins de dix ans. 

Ce tunnel sous-marin est une véritable prouesse technique.  

Il s’étend sur 50 kilomètres, dont 38 percés sous la mer. Il a fallu réunir 11 tunneliers de plus de 1 000 tonnes chacun, mobiliser plus de 12 000 personnes : cadres et ouvriers. Mais le1er juin 1994, sept ans après le début des travaux, le tunnel sous la Manche, reliant la France et l’Angleterre, est mis en service. Il va permettre la circulation de trains TGV ou Eurostar ainsi que des navettes assurant le passage des camions et des automobiles. Aujourd’hui, avec plus de 400 convois ferroviaires par jour, Eurotunnel est une société florissante. C’est la voie de chemin de fer la plus utilisée au monde. Après des millénaires d’insularité la Grande-Bretagne est de nouveau reliée au continent européen. C’est peut-être la raison pour laquelle, les Anglais – réputés pour être excentriques – ont choisi le Brexit !

100 000 Pieds sous les Mers… le film :

En tous cas, ce qu’il en reste..

Alain Cadet, journaliste
Alain Cadet, journaliste

Il a débuté dans la vie professionnelle comme enseignant. Après avoir coché la case du métier de photographe, il s’est orienté vers la réalisation de films documentaires, activité qui a rempli l’essentiel de sa carrière. Arrivé à la retraite, il a fait quelques films… mais pas beaucoup ! Les producteurs craignent toujours que, passé 60 ans, le réalisateur ait la mauvaise idée de leur faire un infarctus, ce qui leur ferait perdre beaucoup d’argent ! La suite a montré qu’ils se sont peut-être montrés un peu trop frileux, mais cela fait partie du passé. C’est ainsi que l’ancien réalisateur – un peu photographe, sur les bords – s’est mis à collaborer avec différents journaux. Il a aussi écrit des livres sur la guerre de 1914 – 1918 où l’image a une place importante. C’est ainsi que dans ce blog, on trouvera beaucoup d’articles sur des peintres ou des photographes anciens ou contemporains, des textes relatifs aux deux guerres, mais aussi des articles opportunistes sur différents événements. Comme les moyens du bord sont très limités, cela a obligé l’auteur à se remettre à la photographie – sa passion de jeunesse – pour illustrer ses textes. Il ne s’en plaint pas !

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