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Ces photographies prises à des époques différentes – de 1905, environ, jusqu’en 2020 – sont un petit manuel d’Histoire locale et de sociologie picarde. Cette rue m’intéresse particulièrement… parce que j’y suis né .
Nous sommes bien rue Neuve : l’imprimeur a pris la précaution de légender sa photo. Ce qui est intéressant dans les vieilles cartes postales, c’est qu’on y trouve, parfois, au dos, des messages très instructifs. Ainsi celle-ci, a-t-elle été expédiée le vingt-neuf septembre 1909. Quand a été prise la photo ? 1905 ? 1907 ? Au début des années 1900, la rue Neuve était déjà bien délabrée. Elle avait dû être neuve, certes, à une certaine époque, puis, elle avait vieilli. Malgré le temps qui passait, on avait oublié de changer son nom. Les établissements Debrez-Bollez, mentionnés sur cette carte, étaient un tout petit éditeur de Crèvecœur-le-grand, le chef-lieu de canton voisin. Il est très possible que le photographe, qui est l’auteur de la prise de vue soit Marie–Ovide Traversier, précisément l’un des habitant de cette rue Neuve. Si vous voulez connaître son histoire ainsi que ses photographies, l’un des articles de ce Blog lui est consacré. Vous y verrez qu’à propos d’une carte postale du même éditeur je nourrissais déjà quelques soupçons sur l’identité du photographe.
Marie–Ovide habitait la grande maison blanche devant laquelle se trouve une femme, entre deux âges, avec une robe claire. Il s’agit de sa sœur ou de son épouse. Elles sont nées respectivement en 1864 et 1865. C’est raccord avec l’image ! Certains me reprocheront, au motif que j’ai eu une très courte histoire personnelle avec lui, de voir Marie-Ovide partout ! Mais, la manière de procéder du photographe est troublante. En premier lieu, les enfants des écoles sont de sortie. Nous sommes donc un jeudi ou bien un dimanche. La première profession de Marie-Ovide n’était pas la pratique de l’art photographique. Il était instituteur dans un village voisin. C’est pourquoi, il était seulement un photographe du dimanche… ou bien du jeudi ! On notera aussi que tous ces enfants sont carrément bien sapés pour des petites paysannes et des petits paysans. Leurs mères aussi sont très bien habillées. On dirait que quelqu’un les a prévenus qu’on allait faire une photo, justement à ce moment précis ! Le photographe a pris son temps pour réaliser son cliché.
À une époque, où n’existait ni Smartphone, ni talkie-walkie, il n’a pas hésité à placer, très précisément, les personnages d’arrière-plan, parfois très loin, devant leur maison ou dépassant de l’encadrement de leur fenêtre. Ceux du premier plan sont également soigneusement disposés – latéralement et en profondeur – pour équilibrer l’image. Il a fallu beaucoup de patience à l’opérateur, beaucoup de confiance et d’application pour les portraiturés, afin que chacun soit en place au moment fatidique de la prise de vue. Tout est parfait : les postures, les expressions, la répartition dans l’espace. Il y a un côté talentueux dans cette photo qui dénote le professionnel. Mais le luxe de précaution dans la mise en scène des différents personnages qui a demandé un très long temps de placement et d’ajustement dénonce l’amateur : celui qui prend tout son temps et dont l’unique préoccupation est de réaliser la meilleure photo possible… de son point de vue ! Ce photographe est en quelque sorte… un « professionnel-amateur ». C’est le portrait craché de Marie–Ovide ! Sur cette carte postale, on ne voit ni ma grand-mère ni mes arrière-grands-parents qui habitaient la maison voisine de celle de Marie-Ovide. C’est beaucoup trop tôt ! Je pense qu’ils sont arrivés à Cormeilles au début de 1919. Mon grand-père et ma grand-mère se sont mariés dans le village, l’été cette année-là.
En 1918, c’était l’offensive de printemps de l’armée allemande. Elle avait réussi une percée jusqu’à Amiens. Les villages de la zone servaient de base arrière aux armées alliées. Il y avait même un état-major français qui s’était installé à Cormeilles. Pas prudent de déménager depuis Paris vers une zone de guerre ! Naturellement, avec cent-dix ans de décalage, il m’est presque impossible d’identifier les personnages, sauf un ! La petite-fille du centre avec une robe noire et un visage typé est probablement Marie Mansion. Quand j’étais enfant, elle était déjà une très vieille personne. Elle habitait une antique ferme délabrée, toute proche de l’endroit où a été prise cette photo. Plus tard, à la fin les années 1960, je l’ai photographiée, à mon tour. Elle était percluse de rhumatismes, courbée jusqu’à ras du sol et pouvait à peine se déplacer à l’aide d’une canne. Elle aimait s’asseoir sur une grande pierre qui se trouvait devant sa ferme pour regarder passer les gens ou engager la conversation !
Trente ans se sont passés ! La rue Neuve a pris un coup de jeune ! On vient d’y installer l’électricité ! À cette époque, Marie-Ovide a déjà soixante-quinze ans. Il a pris sa retraite d’instituteur. Il a remballé depuis bien longtemps sa lourde chambre 18X24 et son pesant pied de bois qui lui cassaient le dos. Il n’est pas l’auteur de l’image. Cela se voit ! Le cadre est trop large avec un avant-plan vide ! Le photographe s’appelle Duquesne. Il travaille pour un éditeur de Breteuil-sur-Noye et habite Saint-Just-en-Chaussée. Il était aussi parfois son propre éditeur. Il a fait souvent de meilleures images que celle de la rue Neuve à Cormeilles. Disons qu’il n’était pas dans un très bon jour, ou bien qu’il était pressé, ce jour-là !
À droite, la jeune fille qui tient un chien dans ses bras est probablement la maman de quatre amis d’enfance qui étaient mes voisins. Il y avait deux filles et deux garçons ! Puis, c’est la maison de Marie-Ovide. Il n’est pas sorti. Peut-être faisait-il la sieste à cause de son âge ? Peut-être était-il un peu chafouin de voir ce jeune blanc-bec de photographe parader devant sa maison, alors que lui était rattrapé par le poids des ans ? Devant, la maison du photographe-instituteur, c’est ma mère et mon arrière-grand-mère. C’est ce détail qui me permet de dater la photo. Mon arrière-grand-père est juste en face avec une grande barbe blanche. En ce milieu des années 1930, il était devenu le maire du village. Le cycliste est un inconnu, mais l’artisan devant son atelier, protégé par son tablier, c’est Monsieur Polle. Il était bourrelier. Je l’ai bien connu.
Au début des années 50, il n’y avait pas un seul poste de télévision dans tout le village. L’usage était de faire des « veillées », chez l’un, chez l’autre. Certains chantaient, d’autres racontaient des histoires. Monsieur Polle racontait toujours ses souvenirs de combats. Il avait fait toute la guerre de 14-18. C’était toujours les mêmes récits, terribles, avec toujours les mêmes mots, les mêmes enchaînements de phrases. Il évoquait ses camarades, fauchés par la mitraille, qui tombaient tout autour de lui. Cela me faisait très peur ! L’un des deux motocyclistes, c’est Joseph Bled. À cette époque, il était encore un jeune homme. Je ne l’aurais jamais reconnu tout seul. Mais, mes parents ont toujours conservé un agrandissement de cette carte postale. C’est ma mère – qui figure aussi sur la photo – qui me l’a dit. Il passait, à cette époque d’avant-guerre, pour avoir des idées très à droite… et même un peu plus ! Cela ne l’a pas empêché pendant l’Occupation de cacher des aviateurs anglais, dans sa ferme, au péril de sa vie. Il n’y a pas beaucoup de gens qui savent ça au village, encore aujourd’hui, seulement ceux qui, comme lui, s’étaient engagés contre l’envahisseur. Ils n’étaient pas si nombreux que ça ! Il n’aimait pas beaucoup les Allemands ! Ces derniers avaient installé une antenne aux activités mystérieuses, pas très loin de sa ferme. Son grand sujet de révolte, c’est que les Occupants entendaient lui imposer de régler sa « Comtoise » à l’heure allemande alors que lui avait toujours utilisé, comme ses parents et ses grand-parents, « l’heure du soleil », qui se règle sur le parcours de l’Astre ! C’était un farceur dans le style très paysan picard !
Quand j’étais gamin, lui était déjà un monsieur d’âge mûr. Un jour, je suis venu lui vendre des timbres « anti – tuberculeux » pour l’école. Il m’en a pris une belle quantité, m’a fait asseoir et exigé que je partage avec lui « une boisson d’homme », qu’il avait fabriquée lui-même : de l’eau de vie de cidre de ses vergers qui devait titrer au minimum 75° d’alcool pur. Je suis sorti de sa ferme en très mauvais état ! Mon père, furieux, est parti au pas de course, comme un diable, vers la ferme de Monsieur Bled pour « l’engueuler ! » Je ne l’ai jamais vu, de toute ma vie, dans un tel état de colère !
Trente nouvelles années se sont passés. Les poteaux électriques ont été changés. Ils sont désormais en ciment. Derrière celui du premier plan, il y a un trou ! La maison s’est envolée. À gauche, beaucoup des immeubles des années 1900, dont l’atelier de Monsieur Polle, ont aussi disparu. Toute cette partie de la rue, ainsi que des maisons de la rue voisine ont été soufflées par un bombardement, en mai 1940. Cormeilles n’avait rien d’un lieu stratégique. C’était juste une opération pour faire peur à la population !
L’atelier a été remplacé par un hangar de bois reconstruit dans les années 1950 avec « les dommages de guerre ». C’est la même chose pour la maison, en briques, du premier plan. On y voit sa propriétaire, la très âgée Madame Polle, qui observe la rue. Elle est veuve depuis longtemps. À droite de l’image, au premier plan, c’est la maison de Mauricette. On reconnaît son chien et l’un de ses fils. Je pense qu’il s’agit de Jean-Marc. Mauricette était quelqu’un qui n’avait pas sa langue dans sa poche. Elle était la seule abonnée du journal L’Humanité du village. Elle avait élevé une famille nombreuse. Elle était souvent assise, derrière sa fenêtre ouverte, à observer la rue Neuve.
Avec les volets verts, c’est la maison de Monsieur Lecointe. On voit la mobylette avec laquelle il se rendait à son travail, chaque matin. Il était maçon. Plus loin encore, c’est la « Deux-Chevaux » de mon père. C’était sa première automobile et il en prenait grand soin. C’est avec cette voiture que j’ai appris à conduire. J’y ai effectué énormément de kilomètres avant de passer mon permis. Aujourd’hui, ça se fait beaucoup. Cela s’appelle la « conduite accompagnée ». Mais, à cette époque, je ne suis pas certain que c’était vraiment légal ! J’aurais beaucoup d’histoires à raconter à propos de cette Deux-Chevaux, mais comme je n’ai pas le talent littéraire de Jean Rouault, je risquerais de me mettre en infériorité.
Celle-ci a été prise… autant dire hier ! Les poteaux en ciment de la fin des années 1950 sont toujours debout. Pourtant, Cormeilles est désormais reliée à la fibre optique ! Le hangar de bois, reconstruit après-guerre pour dédommager Monsieur Polle de son atelier détruit par les bombardements s’est écroulé tout seul par manque d’entretien. La maison de Marie-Ovide, au premier plan, a été bien rénovée. Elle est habitée par un pompier professionnel. Il travaille à Paris. Il part très tôt le matin avec son automobile pour prendre son service. Si, aux alentours de 1900, on pouvait rameuter le ban et l’arrière ban de la rue pour prendre une photo – car c’était un grand événement – maintenant, tout le monde s’en fiche. Armés de leur Smartphone, les habitants des villes et des villages sont devenus des « photographes à l’insu de leur plein gré ». Mettre beaucoup de personnages dans le cadre de la photo, au début du siècle, c’était déjà la garantie de pouvoir vendre quelques cartes postales aux portraiturés qui n’avaient pas les moyens de se payer un appareil de photo. Aujourd’hui, plus personne n’achèterait une carte postale de Cormeilles ! Si on demandait aux gens de sortir dans la rue pour réaliser un cliché, ils appelleraient la gendarmerie pour la prévenir qu’il y a un type bizarre qui rôde dans le secteur !
La Deux-Chevaux de mon père a disparu. Désormais à sa place se trouve ma propre automobile. La roue tourne !