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Histoire et histoires du Grand-Boulevard entre Lille, Roubaix et Tourcoing

Pas un seul lillois, digne de ce nom, qui ne soit pas passé un jour ou l’autre par ce « Grand-Boulevard », plus que centenaire et qui relie les trois grandes villes de la Métropole lilloise. Pour moi, c’est un lieu spécial parce que j’y ai longtemps habité, du côté de l’avenue de la République, au niveau des carrefours Saint-Maur et Buisson. Forcément, j’en ai une idée personnelle…

Depuis toujours, le « Mongy » dessert ce boulevard emblématique de la Métropole

Tenter l’aventure d’écrire un article de plus à propos du Grand-Boulevard, Lille-Roubaix-Tourcoing pourrait paraître outrecuidant. Il existe une littérature abondante (livres, pages Internet, articles de journaux, etc.) qui ont fait, et refait, le tour de la question. Beaucoup d’encre a coulé sous ses ponts et dans ses tunnels, depuis son inauguration, en grande pompe, en 1909. Le très bon moment pour en reparler, c’est celui des dates anniversaires : les années qui se terminent par un « 9 » ou à la rigueur par un « 4 ». La torpeur de juillet et août, la saison des « séries d’été », est aussi une excellente occasion de raviver la mémoire du public à propos de cet évènement plus que centenaire, mais dont on peut toujours, aujourd’hui, mesurer les conséquences sur la vie quotidienne des habitants de la métropole lilloise. Ce boulevard, que ses concepteurs avaient voulu depuis ses origines, arboré – pour faire « beau » et protéger du soleil – était l’endroit tout indiqué pour accueillir les « marronniers » de toutes les tailles et de toutes les époques. D’un autre côté, ayant vécu, à Lille, le long de ce Grand-Boulevard, pendant vingt-cinq ans, j’en ai forcément une autre vision que celle, volontairement « générique », des articles commémoratifs. Cette circonstance particulière est peut-être une excuse et même un atout pour parvenir à se démarquer de la « concurrence ».

Une Histoire plus que centenaire

Le « profil-type » dessiné par Arthur Stoclet, le concepteur du Grand-Boulevard

Quand on commence un article sur le Grand-Boulevard il est de bon ton de raconter son Histoire. En général on évoque d’abord le bon docteur Théophile Bécour, le Secrétaire de la Commission lilloise des logements insalubres. Il avait fort à faire dans la capitale des Flandres avec ses quartiers moyenâgeux comme ceux de Saint-Sauveur ou du Vieux-Lille, où la mortalité infantile était terrible. « Désertez la ruelle, la cité, l’impasse, la cour sans air ni lumière, où la fleur s’étiole sur la fenêtre, où meurt votre enfant par défaut de soleil », n’avait-il pas écrit dans son ouvrage, L’Hygiène populaire. La création d’un grand boulevard entre Lille, Roubaix et Tourcoing qu’il désignait comme le « Boulevard du XXe siècle », c’était son dada. Pour le bon docteur le percement d’une telle avenue permettrait la construction de « cités-jardins » tout au long de son parcours, adaptées à loger, dans des conditions dignes, les ouvriers des usines des « Trois-Villes » : entendez par là Lille, Roubaix et Tourcoing. En somme, l’ambition du docteur Bécour était de « soigner la ville ». Ce discours « hygiéniste » rencontra un écho favorable auprès des maires de ces trois communes. Pour son collègue, Gustave Dron, médecin de métier et maire de Tourcoing par vocation, cet appui allait de soi. Ému par la forte mortalité infantile et les problèmes de paupérisation qui gangrénaient sa ville, il s’était consacré au développement de différentes œuvres pour y remédier, comme le Bureau de bienfaisance ou le Sanatorium, qui deviendra plus tard l’Hôpital Dron. Le projet reçoit aussi l’assentiment d’Eugène Motte, maire de Roubaix et de Charles Delesalle, maire de Lille, ce qui peut paraître plus surprenant. Ils étaient tous les deux propriétaires de grandes usines textiles et on aurait pu les voir plutôt du côté des causes que de la résolution du problème de la misère ouvrière. Pour Charles Delesalle, la musique du docteur Bécour sonnait à ses oreilles de manière particulièrement agréable.

Charles Delesalle, le maire de Lille et son adjoint aux finances, Georges Vandame

L’idée que Lille puisse étouffer, emprisonné dans ses remparts et qu’il faille « ouvrir les villes ouvrières au grand air par des trouées et des promenades », comme le prescrivait le bon docteur, le remplissait de joie.  Depuis les premiers instants de son accession à la fonction de maire de la capitale des Flandres, en 1904, il bataillait contre ces satanés remparts qui enserraient sa ville. Un boulevard qui traverserait la muraille et rendrait nécessaire qu’on en démolisse une portion, c’était déjà un début ! Mais si on avait pu tout démolir d’un coup, cela aurait été beaucoup mieux ! Le démantèlement de tous ces murs vétustes et l’utilisation libérée du no man’s land qui les entourait ouvrirait une perspective prometteuse à de belles opérations immobilières. Charles Delesalle était secondé de manière efficace dans cette entreprise par son adjoint aux finances, Georges Vandame, député du Nord et industriel du secteur brassicole. Ce dernier était parvenu à se faire élire à l’Assemblée nationale, comme rapporteur du « projet de déclassement des villes fortifiées du Nord », condition préalable au démantèlement des remparts. En langage contemporain, on dirait que c’était un « lobbyeur », comme quoi le Nouveau Monde n’a rien inventé ! Parmi les nombreux arguments du député du Nord, figurait le reproche fait aux fortifications de gêner la fluidité des transports entre les « Trois-Villes » et de nuire ainsi au développement économique de la capitale régionale. Pour être honnête, il nous faut dire ici que l’opposition socialiste au conseil municipal, incarnée par Gustave Delory, était sur la même longueur d’onde. Le seul argument pour contrecarrer tous ces beaux discours – mais il était de taille – était la fonction militaire de cette enceinte, relevant la Défense Nationale, pour cette ville, située à la frontière du territoire français sur le trajet des routes d’invasion de l’armée allemande. Entre 1914 et 1918, cette dernière fit la démonstration, aux dépens de la population lilloise, de la manière dont on pouvait mener une guerre efficace à partir d’une ville fortifiée comme celle de Lille !

Le Boulevard, pendant l’Occupation allemande

Pouvait-on vraiment espérer que l’avènement de ce «Grand-Boulevard » décongestionne la ville et permette le transfert des populations des quartiers ouvriers vétustes, vers des cités-jardins où il fait bon vivre ? Un précédent aurait pu inciter à plus de prudence ! Dans les années 1860 – 1870, on avait déplacé le rempart-sud, au-delà du quartier Moulins (sur un tracé qui correspond approximativement à la ligne de métro actuelle), ce qui avait permis le démantèlement de l’ancien rempart, proche de Saint-Sauveur. Cette opération, présentée comme une opportunité de moderniser cet ancien quartier moyenâgeux ne servit en définitive qu’à construire, en lieu et place de l’ancien mur, des appartements bourgeois (actuel boulevard de la Liberté). Mais, cette restructuration urbaine eût, malgré tout, une action bénéfique pour la capitale des Flandres. Elle permit son développement et la pérennisation de son leadership sur la Métropole, au détriment des villes de Roubaix et de Tourcoing. L’élément déterminant qui, malgré leur rivalité, a sans doute conduit les trois municipalités à s’entendre sur ce boulevard à huit millions de francs, c’est probablement que ce nouveau projet permettait de diviser par deux les temps de transport entre les «Trois–Villes »… pour les personnes, comme pour les marchandises, et que c’était bon pour les entreprises de la métropole, en vive concurrence avec leurs homologues européennes.

Les grands acteurs du « Grand-Boulevard »

Le Grand-Boulevard, au début du siècle

Avant de parler des célébrités, dont le nom est attaché à la réalisation de ce grand boulevard interurbain, il faut évoquer les travailleurs de l’ombre, injustement méconnus. Tel était le cas d’Urbain IV, Dominique Virnot de Lamissart. Il était issu d’une famille très en vue, à Lille, depuis la fin du XVIe siècle. Dans la famille Virnot, les ainés étaient prénommés Urbain depuis toujours. C’est pourquoi on leur attribuait un numéro en chiffres romains pour pouvoir les distinguer. Leur vocation était de devenir chef de famille. Urbain Virnot de Lamissart avait épousé une petite cousine de la comtesse de Ségur et ne s’en laissait pas conter. C’était un homme d’affaires avisé et pugnace qui avait toujours plusieurs projets sur le feu. Chevalier de la Légion d’honneur, Vice-Président de la chambre de commerce de Lille, très introduit au conseil municipal dont la plupart des membres appartenaient aux « Grandes familles », il était très influent sur la place lilloise. Urbain, avec son prénom prédestiné, s’intéressait beaucoup à sa ville. C’est ainsi qu’il était vite devenu un ardent défenseur de ce nouveau boulevard interurbain dont on parlait depuis 1860. Il avait une idée très précise de son tracé probable.

C’est ainsi que, depuis le début des années 1890, il battait la campagne du côté de Lille, la Madeleine et Marcq-en-Baroeul, prêt à racheter toutes les terres agricoles qui se trouvaient sur son tracé supposé. Sa voiture hippomobile était connue de tous les notaires et de tous les paysans du coin. Sa devise était « pour vivre heureux, restons cachés. » Il possédait un cartable qui ne le quittait jamais et où se trouvaient tous les documents relatifs à ses affaires en cours. La nuit, il l’emportait près de son lit et, même en famille, lors des repas, il le glissait près de lui, sous la table. Cette fameuse mallette était devenue un sujet de plaisanterie dans la famille Virnot qui, par ailleurs, appréciait beaucoup le personnage, drôle et bon vivant. Un jour, voyant que je m’intéressais à cette mallette, l’une de ses arrières-petite-filles, qui avait hérité du bien, me l’a apportée. C’est un objet en cuir, bien fait mais très simple, buriné par le soleil et par la pluie. Quiconque ne connaissant pas son histoire passerait à côté sans le remarquer. Finalement, Urbain avait eu la bonne intuition et le tracé retenu du boulevard – le moins cher des trois projets – passait en plein milieu de ses terres. Il put ainsi, à l’instar des agriculteurs locaux qui avaient conservé leurs parcelles, céder des terrains avec une grosse plus-value, construire des immeubles le long du boulevard et revendre à la pièce des appartements. Ce grand boulevard fut pour Urbain Virnot une belle opportunité de conforter son patrimoine. Malheureusement, il décéda le 24 janvier 1914 et ne put guère profiter de son travail.

Alfred Mongy - Grand Boulevard
Arthur Stoclet, jeune et Alfred Mongy, vieux

La grande vedette incontournable de cette Histoire du Grand-Boulevard est sans conteste Alfred Mongy. À l’inverse d’Urbain Virnot, c’est un personnage tonitruant. Cet ingénieur en chef de la ville de Lille, démissionne de son poste avec fracas en 1896, car il n’appréciait pas les idées de son nouveau maire, le socialiste Gustave Delory. C’est lui qui avait été la cheville ouvrière de la rénovation urbaine des années 1860 – 1870, qui avait vu la création de nouvelles artères, comme la rue Faidherbe, le boulevard de la Liberté, le boulevard Lebas, ou encore, la rue Nationale. Dès 1860, il propose l’idée de ce grand boulevard reliant les « Trois-Villes », sans succès ! Il récidive en 1885 avec son compère et confrère, Arthur Stoclet, ingénieur au Département du Nord. En 1900, ayant rejoint le « maquis », il fonde sa propre société, la Compagnie des tramways et voies ferrées du Nord, qui bientôt, sera chargée de la réalisation de la ligne de tramway du Grand-Boulevard. C’est ainsi que les trams du boulevard ont été appelés en toute simplicité, du nom de leur propriétaire : « Mongy ». Ce nouveau tramway fut immédiatement un grand succès populaire et commercial. Mais, cette année 1914, décidément funeste aux acteurs du « Grand-Boulevard », vit la disparition d’Alfred Mongy qui ne tira que très peu de dividendes de ses efforts.

Voiture de chemin de fer - Transport ferroviaire
L’armée allemande occupe le dépôt de Mongys de Marcq-en Baroeul, à ras du Boulevard

En revanche, ceux pour qui ce grand équipement urbain se révéla d’une grande commodité furent les soldats de l’armée allemande. Ils occupèrent le Nord de septembre 1914 à septembre 1918. Ils avaient installé dans chacune des trois villes un nombre impressionnant de casernements, dépôts de munitions et services administratifs en tous genres. Le « Grand-Boulevard » fut pour eux un don du ciel, permettant de fluidifier les déplacements interurbains, utiles à la poursuite de la guerre. Ils furent parmi les premiers à applaudir le travail remarquable des ingénieurs français du Département du Nord, maître d’œuvre de la réalisation de ce projet futuriste. Florent Guillain et Arthur Stoclet, tous deux ingénieurs des Ponts et chaussées et attachés à des titres divers au Conseil général du Nord firent de ce projet lillois un équipement routier novateur, unique en France et en Europe. Long de 14  kilomètres et large de 50 mètres, certains le surnomment les « Champs Élysées du Nord ». En réalité, il s’agit d’un équipement beaucoup plus complexe que son auguste ancêtre. Sur le profil-type dessiné par Arthur Stoclet on dénombre deux trottoirs pour les piétons, deux voies routières pour les lourdes voitures, une double chaussée pour les automobiles et les véhicules hippomobiles légers, deux promenade piétons, une piste cyclable et une autre pour les chevaux et leurs cavaliers et, bien entendu, deux rails pour accueillir le « Mongy » d’Alfred !

Roubaix - Grand Boulevard
Râches - Roubaix
Ce boulevard d’un « Nouveau type » est une fierté pour les riverains qui envoient à ceux de leur famille habitant dans d’autres régions des photos du lieu avec des légendes explicatives.

Ce nouveau boulevard, véritable « couteau suisse » de la circulation routière était une réelle fierté pour les habitants du voisinage. Surtout, il permettait de se rendre d’une ville à l’autre par n’importe quel moyen de communication dans un temps record. En 1912, c’est cette réalisation du Grand Boulevard qui va représenter la France au Congrès international de la route de Londres. Malgré, ce grand succès, le Boulevard ne produisit pas vraiment les effets promis par ses initiateurs. Certes on vit se construire sur ses rives quelques très beaux immeubles résidentiels mais il restait aussi beaucoup de « dents creuses ». Progressivement, dans cet endroit encore campagnard et prisé pour son air pur, viennent cependant s’installer de belles propriétés, résidences secondaires d’industriels lillois, comme le « Château Franchomme», au niveau du Croisé-Laroche, mais pas de cités-jardins ouvrières ! Le terrain bordant le Boulevard était bien trop cher pour qu’on envisage d’y implanter des réalisations sociales.

Cité Franchomme - Château
Le Château Franchomme, bâti sur le Boulevard, au niveau du Croisé-Laroche, à Marcq-en-Baroeul. Cette résidence luxueuse était la propriété du directeur des usines Delespaul-Havez, implantées à Lille. Grand amateur d’automobiles et de chevaux, Hector Franchomme y avait même installé un manège. Aujourd’hui, dans ce lieu, se trouve un Supermarché Monoprix

D’ailleurs, Arthur Stoclet, « le Père du boulevard », tout en vantant sa réalisation au congrès de Londres, exprime quelques regrets à propos de la loi française qui ne permet pas « d’acquérir que la partie nécessaire à la voie publique ». Pour l’ingénieur du Département, « les administrations expropriantes devraient pouvoir s’assurer une bande de terrain de 25 mètres au minimum de chaque côté de la voie future » pour pouvoir y construire des programmes cohérents et y faire respecter « une règle de 20 mètres maximum de hauteur de corniche », faisant ici allusion au côté hétéroclite du bâti du Boulevard, à ses origines.

Avant et après la Seconde Guerre mondiale

Ancien State House - Massacre de Boston

Entre les deux guerres, le boulevard ne densifie son bâti que très modestement. C’est seulement après la seconde Guerre mondiale que beaucoup des immeubles que l’on peut toujours voir aujourd’hui seront construits. À cette époque, beaucoup de constructions des années 1900 sont devenus vétustes. Certaines seront rénovées et d’autres démolies. Le Grand–Boulevard, surtout aux abords de Lille, est devenu très attractif. Les promoteurs immobiliers investissent en premier les parcelles en friche puis s’attaquent aux « grandes demeures » et à leurs vastes parcs. Ils les remplacent par des constructions cubiques, d’une hauteur imposante. Elles sont, sauf en cas de parcelle très profondes, disposées essentiellement en façade de la rue. En 1962, à la place du « Château Franchomme», de son parc et de son manège s’installe un hypermarché qui existe toujours . Le quartier bénéficie des progrès de l’automobile, ce qui le met à quelques minutes seulement de l’hyper-centre.

Mais, revers de la médaille, si l’automobile raccourcit les distances, elle provoque aussi bien des accidents. On va même jusqu’à appeler l’endroit, le « Boulevard de la Mort ! ». Dans les années 1950 on installe le premier feu tricolore. À partir du début des années 1970 on va creuser des « mini tunnels » qui permettent d’éviter le croisement obligatoire des véhicules au niveau des carrefours et de gagner un temps précieux. Mais, cela complexifie encore un peu plus cet équipement sophistiqué.

Mon Grand Boulevard

Champs-Élysées - Noir et blanc / M
Dans les années 70, on dote le Boulevard de mini-tunnels pour fluidifier le trafic et améliorer la sécurité routière

Je suis arrivé dans le quartier au début des années 1970 et j’ai vu construire tous ces mini tunnels à part celui de Romarin, qui date de 2006, une date postérieure à ma vie sur le Grand-Boulevard. Pour moi, qui suis né à la campagne et qui habitait auparavant dans une petite ville, c’était plus que dépaysant. Au début, je n’y comprenais pas grand-chose et j’étais toujours très inquiet à l’idée de devoir l’emprunter avec mon automobile. Avec le temps, j’ai fini par saisir toutes les subtilités de ces chemins qui s’entrecroisent … ce qu’il est possible d’y faire et ce qu’il faut absolument éviter ! Le percement des mini tunnels n’avait pas permis d’enrayer complètement les accidents. C’était rarement grave, mais cela produisait quand même beaucoup de tôles froissées. En général, au moins l’un des véhicules impliqué n’était pas du quartier et était la cause du carambolage.

En arrivant sur ce Grand-Boulevard, le visiteur venu d’ailleurs a l’impression de débarquer sur la planète Mars. Pour un habitant du quartier – et même pour un ancien habitant –, ce texte de Ludovic Finez, journaliste à Médiacités ne manque pas de saveur : « Débutée à la Madeleine, la promenade nous mène à Marcq-en-Barœul, nous fait passer par un petit bout de Lille, avant d’entrer à nouveau dans Marcq-en-Barœul : un cartographe y perdrait ses petits… L’horizon se barre de la passerelle verte, de métal, qui permet aux trains d’enjamber la voie rapide. Elle est doublée d’une autre réservée aux piétons … Sous leurs travées, le trottoir se réduit à moins d’un mètre et demi. En retournant vers Lille, le stationnement se fait dans un premier temps en épi, à cause de la latérale., Puis à droite, parallèlement au trottoir, puis l’inverse… Une voie cyclable, à double sens, longe la voie rapide. Une autre, en sens unique, borde le trottoir, avant de se déporter sur la gauche pour éviter les places de stationnement… condamnées par de grandes croix jaunes. On renonce à comprendre cette curieuse alternance. La case départ approche, fin de la promenade des bizarreries ! »

Peu - Grand Boulevard
Illustration de l’article de Ludovic Finez; « Boulevard des bizarreries ».

 Et encore ! Les promenades à pied ce n’est rien, comparées aux déplacements en automobile. Comprendre que, quand le feu est vert, on peut tourner à gauche, mais uniquement sur la « latérale » et qu’il est absolument interdit d’aller tout droit… que la file de gauche et la file de droite de cette m« latérale » fonctionnent avec des feux indépendants et asynchrones, que lorsqu’on veut aller vers Roubaix, qui se trouve vers la droite, on doive prendre la file de gauche en direction de Tourcoing… et j’en passe, ce n’est guère évident pour le néophyte !

Il y a plusieurs Grands-Boulevards, au fur et à mesure de son parcours. Le mien se situait, tout près de Lille, dans un tronçon dénommé « Boulevard de la République ». J’habitais Lille même. Mais, ma voisine d’en face habitait Marcq-en-Barœul, tandis que si j’allais jusqu’au bout de la rue, je me retrouvais à la Madeleine. Si on emprunte le « Boulevard de la République » en direction de Lille, il change bientôt de nom et s’appelle bientôt, sans crier gare, « Boulevard Carnot ». De l’autre côté, vers Tourcoing il devient l’«avenue de la Marne », mais l’«avenue de Flandre» en allant vers  Roubaix. Sur le Grand-Boulevard on ne mélange pas les torchons avec les serviettes !

Lorsque j’ai emménagé, j’ai trouvé ce quartier plutôt agréable, avec des gens qui avaient souvent un accent chantant que l’on retrouve dans d’autres quartiers de la Madeleine ou de Marcq-en-Barœul. Quand on revenait du supermarché tout proche, on disait : « Je suis allé au Flash ». C’était le nom d’origine du supermarché du coin établi dans les années 60.

Voiture familiale - Voiture compacte
Le Flash, première enseigne du Supermarché du quartier

Il y avait belle lurette qu’il ne s’appelait plus comme cela, mais c’était une manière de signifier qu’on appartenait vraiment à ce quartier ! Tout près, il y avait une pharmacie, un café-tabac-journaux, un boulanger, différents commerces de proximité et même un marchand d’étagères. Il y avait bien sûr aussi la ligne de « Mongy », bien pratique si on ne voulait pas se prendre la tête avec la voiture. Tout cela se trouvait sur le boulevard de la République, tout proche. Pour y accéder, il y avait un raccourci : un sentier en terre battue qui débouchait pratiquement sur le boulevard à la hauteur du carrefour du Buisson. On longeait d’abord un très grand potager où poussaient des légumes magnifiques. Le propriétaire des lieux s’y trouvait presque tous les jours, par tous les temps, en train d’œuvrer dans son jardin. Je me suis toujours demandé s’il s’agissait d’un professionnel ou bien de quelqu’un qui avait vraiment une très nombreuse famille. Comme il était toujours très affairé, je n’ai jamais osé lui adresser la parole. Puis, on cheminait le long de la clôture d’un grand parc arboré. Au milieu, il y avait une très belle villa, quoiqu’un peu clinquante. Quand ils étaient absents, le week-end – et même en semaine -, les propriétaires du lieu lâchaient leur chien dans la propriété. C’était un petit Labrador, tout noir, avec des dents acérées. La sale bête vous accompagnait tout le long du parcours en aboyant très fort, en montrant ses crocs et en donnant des grands coups de tête dans le grillage qui clôturait la propriété. C’était plutôt désagréable ! Mais, au bout de quelques temps, j’ai moi-même hérité d’un Labrador tout noir, copie conforme du chien de la propriété mais trois fois plus grand est trois fois plus gros. Il inspirait le respect ! Du coup, lorsque je passais avec mon chien, son congénère n’aboyait plus que de très loin, par intermittence, en prenant une petite voix de fausset.

Ce Labrador, je l’avais recueilli parce que ses propriétaires n’en voulaient plus. C’était une bête exubérante et pleine de vie. Quand elle était contente, elle remuait la queue de gauche à droite. La queue du Labrador s’appelle « un fouet » et ce n’est pas pour rien ! Sa propriétaire ne supportait plus que ce chien fasse voler les coupes de champagne et les tasses en porcelaine qu’elle disposait sur les tables basses, lorsqu’elle avait des invités. Le Labrador est un chien déconseillé dans les intérieurs bourgeois. Avant de me donner leur chien, ses anciens propriétaires étaient venus vérifier de visu que je possédais bien un grand jardin entouré de hauts murs, où le chien pourrait s’ébattre sans pouvoir pour autant s’échapper. Je sentais bien que cela rendait très triste son ancien maître de devoir donner son chien. Mais si je ne l’avais pas pris, il serait allé chez quelqu’un d’autre. Quand l’animal est arrivé du côté du boulevard de la République, il était horriblement stressé. Il a haleté toute la nuit. Vers cinq heures du matin, il a ouvert le placard où je rangeais mes vêtements, les a tous sortis et me les déposés sur le lit. J’ai compris que c’était l’heure de la balade. Nous sommes partis pour quelques kilomètres à travers le quartier. Le lendemain, il a recommencé. Il faut vraiment aimer les chiens pour courir cinq kilomètres, en ville, à cinq heures du matin, tous les jours, qu’il pleuve ou qu’il vente, alors que tout le monde dort. Au bout de quelques temps, la bête a changé les horaires de sa pantomime du matin. Elle se levait de plus en plus tard. À la fin, elle attendait bien tranquillement sur son coussin que le maître se lève en premier avant de faire quoi que ce soit. Mais, pas question de couper à la balade !

Grâce à ce chien, les finesses des petites rues de Lille, Marcq-en-Barœul et la Madeleine n’ont bientôt plus eu de secret pour moi. L’idée du parcours, c’était de privilégier les endroits où il ne passait pratiquement pas d’automobile voire les petites ruelles piétonnes qui serpentaient entre les maisons. Je n’irais pas jusqu’à dire que ce quartier c’était « la campagne en ville » mais il était quand même relativement aéré. Après avoir tourné et retourné, nous rejoignions le Boulevard pour rentrer d’une traite à la maison. C’est ainsi que mon chien a fait la connaissance de la patronne du café–tabac–restaurant du carrefour Saint-Maur. La dame a commis l’imprudence de lui offrir une barre de « Bounty ». À partir de ce jour, le chien campait devant le café et ne voulait plus avancer s’il n’avait pas son « Bounty». J’ai fait le compte, 280 barres pendant 13 ans, – si je décompte les vacances et les jours de fermeture –, cela a coûté à cette dame 3920 barres de « Bounty». Elle devait vraiment aimer les chiens ! Lorsque j’ai le quitté le quartier, juste à l’aube du nouveau siècle, il y avait déjà quelques signes de changement.

Conclusion en mode mineur

Le Grand-Boulevard aujourd’hui, au niveau du carrefour du Buisson

À cet endroit du récit, il est d’usage de célébrer le temps présent et de dresser des perspectives d’avenir encourageantes. Il existe une foule d’interviews, de textes, de tous les niveaux de langue, de tous les univers et de toutes les époques qui ont traité la question. On voit fleurir sporadiquement des projets, des perspectives cavalières aux aspects futuristes mais dont le caractère utopique a empêché qu’ils ne connaissent jamais le moindre début de réalisation. Il est à craindre que leur destin soit seulement d’être rangés dans les cartons de l’Histoire du Grand-Boulevard avec les plans des cités-jardins, dessinés dans les années 1900, mais dont la mise en œuvre n’a jamais vu le jour. On pourrait envisager de compiler toutes ces données et d’en faire une synthèse. Mais je n’ai pas vraiment le cœur à me plier à l’exercice.

Aujourd’hui, le grand jardin potager et le parc arboré du petit chien noir ont disparu. Ils ont été remplacés par de gros immeubles, hauts et massifs, avec de toutes petites fenêtres. Au rez-de-chaussée, on trouve quelques commerces et aux étages des bureaux et des cabinets de professions libérales. Beaucoup d’autres endroits du boulevard et même des rues adjacentes, ont subi le même sort. Cette situation n’est pas spécifique au boulevard de la République. On la retrouve un peu partout dans les villes françaises ou européennes. Mais ce « Grand–Boulevard » métropolitain est emblématique de cette volonté d’entassement dans les centres urbains, présentée comme un progrès et comme le signe d’une politique moderne. Il existe même des travaux universitaires selon lesquels l’hyper-densification urbaine serait un moyen de favoriser le développement économique. Le modèle cité par la plupart de ces études est celui de la ville de Seattle, aux États-Unis, où le prix des maison double tous les cinq ans.

Mais, Seattle, la ville de naissance de Bill Gates, est aussi le siège social d’entreprises de pointure mondiale comme Microsoft, Boeing ou Amazon. C’est aussi le plus grand port trans-pacifique des États-Unis d’Amérique. Ce modèle est-il transposable à toutes les villes du monde et plus spécifiquement à ce quartier du boulevard de la République ? Va savoir ! Il est vraisemblable – quoique la réalité puisse parfois dépasser l’imagination – que le Grand-Boulevard, dans la portion qui m’intéresse, entre Lille et le Croisé-Laroche, ne subira guère de modification majeure dans les prochaines décennies. Quasiment tous les endroits où l’on pouvait encore entasser ont été investis. Désormais, ses immeubles rappellent un peu ceux des stations balnéaires de la côte belge qui forment un mur entre l’océan et l’arrière-pays, sauf qu’ici, il ne s’agit pas d’un rang mais de deux… et qu’il n’y a pas la mer !

Une belle façade du début du siècle signée Gabriel Pagnerre

Bien entendu, il faudrait nuancer ce constat. Il existe encore sur ses rives quelques très belles maisons du début du siècle comme celles, par exemple des architectes Gallet, Gabriel Pagnerre et de quelques autres. Ce sont en général de petits immeubles, moins intéressant à investir pour les programmes immobiliers que ceux bâtis sur de plus grandes surfaces. Quelques-unes des très grandes maisons historiques ont même survécu, comme celle du conservatoire de musique de Marcq-en-Barœul dont la vocation municipale a permis la pérennisation. Il y a aussi quelques belles réalisations modernes comme les nouveaux immeubles de l’extrémité, côté Lille, érigés sur les grandes pelouses qu’affectionnait tant mon Labrador. C’est un peu massif, mais agréable à regarder. Il y a encore le siège de la Banque Populaire, au milieu du boulevard, un très bel immeuble contemporain qui, me semble-t-il, a été construit au milieu des années 1980.

Le Flash a bien changé : il est devenu un magasin Monoprix

J’ai gardé quelques habitudes dans mon ancien quartier. À chaque fois que je peux, j’aime fréquenter un restaurant, situé sur la commune de Marcq-en-Barœul, qui donne sur le boulevard et qui n’était situé qu’à quelques centaines de mètres de mon ancien domicile. Il est établi dans une très belle ancienne propriété avec un parc devant et un autre derrière. J’ai toujours un peu peur pour lui, parce que c’est un endroit rêvé pour y construire un gros immeuble parallélépipédique en béton. Je suis toujours client du supermarché du coin. Pourtant, il en existe deux autre situés à cent cinquante mètres de mon domicile actuel et qui sont meilleur marché. Ce doit être une forme de vice ! Après avoir changé plusieurs fois de nom, aujourd’hui il appartient à l’enseigne « Monoprix ». J’ai aussi, malgré toutes ces années, gardé mon ancien médecin du quartier République, ainsi que le pharmacien qui se trouve en face. Par les temps qui courent, je suis très content d’avoir pris – sans doute de façon inconsciente – cette décision bizarre. Dès que j’ai un problème, je file chez lui et il y remédie aussitôt, tandis que pour trouver un médecin, dans la commune où j’habite désormais, il faut se lever de bonne heure.

J’achète mon pain, pas tous les jours, mais de façon régulière, à la boulangerie du carrefour Saint-Maur. De mon temps, c’était un café fréquenté par des habitués. Il y avait un billard français. Lorsqu’on demandait les boules, le patron ouvrait une boîte en fer, peinte en vert, avec une vitre qui laissait voir le contenu. Il y avait un compteur qui se déclenchait et lorsqu’on arrêtait la partie, le patron venait ranger les sphères et savait combien il devait vous facturer. En face, se trouve le café-restaurant de la dame qui s’entendait si bien avec mon gros chien noir et qui a dépensé une fortune en barres chocolatées. J’ai toujours une pensée pour elle. J’espère qu’elle est toujours de ce monde.

Pour compléter cette lecture :

Le Grand-Boulevard,, Regards croisés, Jacques Desbarbieux, Hubert Hennart, éditions Alan Sutton

Le Blog de Jacques Desbarbieux : http://100ansgrandboulevard.blogspot.com/2009/08/quand-mongy-creusait-le-sillon-de-la.html

Promenade rétro en vidéo :

Les façades du Grand-Boulevard et des son quartier (INA)

https://fresques.ina.fr/mel/fiche-media/Lillem00069/les-facades-du-debut-du-xxe-siecle.html

Courrier des lecteurs

Guy Selosse, fin connaisseur de l’architecture et des architectes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe,  réagit à cet article. À cette occasion, je m’aperçois qu’il est un ancien usager du boulevard de la République. Il en est resté proche. Il habite désormais l’avenue de Flandre en direction de Roubaix

« Pa:rmi les curiosités architecturales, je pense à cette bâtisse imposante avec ses gargouilles, je crois que c’est la maison Lelièvre, mais je ne sais si c’est l’archi ou le commanditaire ?

Sur le plan de la circulation, je me souviens notamment de l’incompréhension totale de cette interdiction de tourner à droite, à partir de la chaussée centrale qui privait l’accès aux rues perpendiculaires sauf à anticiper la manœuvre au carrefour précédent en empruntant la voie latérale. Encore fallait-il comprendre pour l’étranger, la signalisation ambigüe au feu tricolore empêchant « le tourne à gauche » et « le tourne à droite ». C’est ainsi qu’une des premières fois que nous empruntions ce boulevard et n’osant braver l’interdit, mon conducteur dût poursuivre sa route jusqu’à Roubaix pour pouvoir « s’échapper » de ce couloir virtuel et revenir en arrière, jurant bien qu’on ne l’y prendrait plus. Bien sûr, une fois le système compris tout était beaucoup plus simple. Je me souviens également de « l’onde verte » la bien nommée… Suite à l’accroissement de la circulation et aux embouteillages réguliers aux heures de pointe, ce dispositif avait été mis en place fin des années 60 début des 70, en tous cas avant la percée des minitunnels et avait fait l’objet d’un reportage aux actus régionales tant il représentait un progrès technologique pour la circulation routière. D’une efficacité qui reste encore à démontrer, il était censé réguler la fluidité du trafic en indiquant aux conducteurs la vitesse optimum à respecter qui devait en principe permettre d’obtenir tous les feux au vert, garantissant un trajet plus rapide, fluide et sans arrêt sur la totalité du boulevard. C’était un peu illusoire. Pour cela, à côté des feux tricolores sur la chaussée centrale étaient installés en hauteur deux afficheurs (du même modèle que les feux pour piétons) et qui indiquaient en s’allumant, tantôt 50 (ou 55 ?) tantôt 60. C’était donc la vitesse idéale à respecter, mais cela n’a jamais vraiment bien marché vu que personne ne respectait la consigne…