Jean Rouaud

Jean Rouaud, écrivain

Quand Jean Rouaud vient à la rencontre de ses lecteurs lillois

 Jean Rouaud a taillé une longue route depuis le temps où il évoquait la 2 CV  familiale, dans son premier roman, Les Champs d’honneur (1990). Cette  année-là, devant la France émerveillée, le petit marchand de journaux se transformait, en quelques heures, en un écrivain internationalement reconnu. La critique, à juste titre, soulignait combien l’écrivain attachait d’importance à la  recherche de la forme littéraire. Dans une époque moderne où le livre est avant tout un objet, cet auteur singulier tranchait avec l’air du temps. Depuis cette date, ses lecteurs lui sont restés fidèles. Peut-être sont-ils moins nombreux que ceux des auteurs à succès, poussés sans ménagement par le système, mais on les retrouve mobilisés, dès qu’un nouveau livre de Jean Rouaud paraît. À Lille, en cette fin du mois de septembre 2013, l’arrière-salle d’une brasserie du centre-ville était trop petite pour les accueillir tous. Une centaine d’aficionados, venus parfois d’assez loin, avaient tenu à venir voir à quoi pouvait bien ressembler cet homme, capable d’écrire des livres si singuliers. Le petit dernier, La manifestation de notre désintérêt, est à mi-chemin entre l’essai littéraire et le traité d’économie. Dans la salle mal éclairée, cantonné dans un coin sombre, Jean Rouaud, avec son sourire d’éternel adolescent, lumineux, a démontré un art insoupçonné de conteur, à la fois simple direct et profond.

Jean Rouaud
Jean Rouaud

« Cela me recharge », explique-t-il. « La pratique de l’écriture est une forme d’isolement. C’est comme s’enfoncer dans un long tunnel qui se modèle au fil du temps. De telle sorte que j’oublie, le plus souvent, où on en est dans la réception de mon œuvre. Rencontrer le public c’est un peu comme revenir à la lumière. On voit des têtes nouvelles passer devant soi. J’en ai vu beaucoup depuis 23 ans. 

Mon public a changé. Mon premier roman, Les Champs d’honneur, même si c’est une fiction a un caractère autobiographique. Ainsi tous ceux qui m’avaient lu me connaissaient plus ou moins comme quelqu’un de familier. On savait que j’avais vendu des journaux. Je n’impressionnais personne. Il y avait une forme de proximité facile avec mes lecteurs. Au fil des ans, j’ai vu la distance se créer. Au début, il y avait peu de travaux universitaires sur mon œuvre, mais on me les envoyait. J’étais invité dans les colloques qui parlaient de moi. Maintenant, on fait de nombreuses rencontres sur mon travail sans me contacter. Les gens travaillent sur mes livres sans moi. Je suis un écrivain mort. Ainsi, quand j’arrive dans un lieu comme celui-ci, je suis très étonné qu’il y ait autant de monde.

 Quand j’ai contacté les Éditions de Minuit, j’étais dans une posture de solitude, où l’on attend plus de retour. J’avais l’impression d’écrire au-dessus du vide. Par chance, j’ai rencontré Jérôme Lindon, le directeur des Editions de Minuit. Il avait une problématique comptable en totale contradiction avec la mienne qui était poétique. Mais il y avait une parole crédible. Il ressemblait énormément à mon père. C’était la seule personne que je pouvais écouter, à l’époque. Éditer un premier livre est quelque chose de très compliqué. Aujourd’hui comme on sait que j’ai un noyau de lecteurs fidèles, je peux éditer à peu près n’importe quoi. On le prend, parce que c’est moi et parce que je représente quelque chose dans les milieux universitaires ou littéraires. Un jeune auteur ne pourrait jamais trouver d’éditeur pour un texte comme celui de mon dernier livre, La manifestation de notre désintérêt.

Jean Rouaud et ses lecteurs
Jean Rouaud et ses lecteurs

 Lorsque j’ai rencontré Jérôme Lindon, pour mon premier livre, j’avais déjà écrit un texte. C’était quelque chose qui avait à voir avec l’histoire et même la préhistoire. Je voulais parler de ce qui s’était passé avant 1963, la date de la mort de mon père. J’envisageais de remonter le temps jusqu’au début de la guerre de 14. Lindon (qui était aussi crédible pour moi parce qu’il avait édité les auteurs du nouveau roman) m’a dit : « Vous en faites en roman et vous vous tenez au roman ! » Mon écriture avait pour postulat la mort du roman.

 Mais tout cela est très ambigu. Par exemple, Claude Simon, un des auteurs qui a totalement remis en cause le  roman traditionnel raconte dans La Route des Flandres  une charge que l’on supposerait volontiers totalement imaginaire… jusqu’à ce qu’un officier de cavalerie déclare : « Ce que raconte Claude Simon, c’est vrai, j’y étais ! ». Et Claude Simon, qui était un pince-sans-rire, un brin provocateur, devait déclarer à la fin de sa vie, à propos de son œuvre : « Ce sont des livres à base de vécu. » Les rapports entre la recherche d’une nouvelle écriture, le Nouveau Roman et le roman tout court sont très ambigus. En 1963, Jérôme Lindon, pourtant l’éditeur de la modernité me dit : « Faites en un roman ! S’il n’y a pas cette colonne vertébrale du récit, on se perd ! »  C’est une très vieille histoire. Flaubert n’a écrit Madame Bovary, que contraint. Il a passé des années à écrire  La Tentation de saint Antoine, un texte très fouillé et très érudit nécessitant une capacité de travail hors du commun. On sait, par le journal de Maxime Ducamp que, le texte terminé, le romancier avait organisé une grande lecture de son ouvrage, avec ses deux meilleurs amis, pendant quatre jours complets. Alors, Madame Flaubert, la mère, passe dans le salon et interroge  les garçons : « Qu’est-ce que vous en pensez ? » Louis Bouillez répond : « Nous pensons que le mieux serait de jeter tout cela au feu et de ne plus jamais en reparler ». Et Bouillez ajoute : « Tu devrais écrire un livre à la Balzac ! » Plus tard Maxime Du Camp, parle à son ami d’un fait divers de la région de Rouen. C’est l’histoire d’une femme qui avait des amants et qui a fini par s’empoisonner : « un bon sujet de roman », selon lui. Flaubert s’impose quelque chose qu’il déteste profondément et écrit Madame Bovary. C’est un peu la même chose pour moi avec Les Champs d’Honneur. D’une certaine manière, quand je quitte les Éditions de minuit, c’est un peu comme Flaubert qui écrit Salambo, un livre à l’opposé de son roman précédent.

 Cela ne vaut pas le coup de se confronter à la littérature si on ne va pas dans le sens des grand auteurs. Ce qui caractérise les grands, c’est leur densité. Faulkner est très dense. On ne peut pas sauter une phrase, sinon on perd le fil du récit. Pareil avec Proust ! Il y a aussi l’importance que les écrivains attachent à leur propre livre. Dans un film de Roger Stéphane qui s’appelle  « Proust par ses témoins », on en trouve un exemple étonnant. À cette époque, le réalisateur avait eu le privilège de rencontrer des témoins qui ont très bien connu l’écrivain de son vivant, comme Paul Morand ou bien encore Cocteau. Pour Marcel Proust, « la vraie vie est dans la littérature ». Emmanuel Berl, raconte que très jeune il tient tête à l’écrivain. Pour lui ce qui reste plus important « c’est l’amour de la vie ». Alors, Marcel se fâche et finit par lui balancer ses pantoufles à la figure. Cela illustre la conception très rigoriste que peuvent avoir certains écrivains de la littérature. J’essaie d’appliquer mon écriture à une forme d’investigation poétique, quel que soit le sujet que j’aborde. Je pense qu’il ne faut pas sortir de là.  Le grand Céline de Mort à crédit  devient un écrivain de seconde zone, glauque et sans talent, dans Bagatelle. Un grand livre n’est pas un éditorial. On ne doit jamais renoncer à l’imaginaire poétique.

 Mon dernier livre traite à la fois d’économie et de littérature. Je pense que je l’ai écrit parce que j’ai une fille de 20 ans. En même temps beaucoup de choses dont on nous rabâche les oreilles comme acquises, m’horripilent. Par exemple je trouve l’expression « rassurer les marchés » horrible. Ce devrait être, au contraire, le travail des marchés de « nous rassurer ». On voit bien que leurs intérêts ne sont pas nos intérêts, alors je me dis qu’il est mieux pour nous de nous désintéresser de ce que l’on nous propose. J’ai trouvé que la réplique du capitaine Haddock dans Le trésor de Rackham le Rouge était très éclairante. C’est une sorte d’image, de métaphore de l’inféodation au marché. Haddock dit à cet inventeur qui veut absolument lui vendre son invention : « Je ne suis pas intéressé par votre invention ». Bien sûr ce livre n’est pas un roman. Je l’ai écrit en trois jours : c’est très rapide. Je ne me sentais pas le cœur de vivre pendant un an avec les financiers. J’ai commencé à écrire un autre livre très différent. Il pourrait s’appeler : « Comment être écrivain ». Cela traite de la mort du roman. La mort du roman… c’est la mort du roman de la France. Cela me prendra sans doute beaucoup de temps »

Alain Cadet

Alain Cadet, journaliste
Alain Cadet, journaliste

Il a débuté dans la vie professionnelle comme enseignant. Après avoir coché la case du métier de photographe, il s’est orienté vers la réalisation de films documentaires, activité qui a rempli l’essentiel de sa carrière. Arrivé à la retraite, il a fait quelques films… mais pas beaucoup ! Les producteurs craignent toujours que, passé 60 ans, le réalisateur ait la mauvaise idée de leur faire un infarctus, ce qui leur ferait perdre beaucoup d’argent ! La suite a montré qu’ils se sont peut-être montrés un peu trop frileux, mais cela fait partie du passé. C’est ainsi que l’ancien réalisateur – un peu photographe, sur les bords – s’est mis à collaborer avec différents journaux. Il a aussi écrit des livres sur la guerre de 1914 – 1918 où l’image a une place importante. C’est ainsi que dans ce blog, on trouvera beaucoup d’articles sur des peintres ou des photographes anciens ou contemporains, des textes relatifs aux deux guerres, mais aussi des articles opportunistes sur différents événements. Comme les moyens du bord sont très limités, cela a obligé l’auteur à se remettre à la photographie – sa passion de jeunesse – pour illustrer ses textes. Il ne s’en plaint pas !

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