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Ma grand-mère, Blanche, était issue d’une famille de paysans du Crocq, installée dans le village depuis plusieurs générations. Elle a passé l’essentiel de sa vie professionnelle à la filature Lecomte, la seule usine à des kilomètres à la ronde. Blanche était emblématique des habitants de ce village, tournés vers la terre ou vers le tissage… et parfois les deux en même temps ! Mais, du temps de l’enfance, ces considérations n’étaient pas à ma portée. Blanche était seulement ma grand-mère : une grand-mère à l’ancienne, bienveillante mais exigeante, un modèle, une référence qui m’a aidé à « grandir ».
Je ne sais pas exactement à quel âge j’ai découvert le village du Crocq. Probablement très tôt, car ma grand-mère m’a raconté qu’elle m’y promenait en poussette, Mais, je n’en ai plus aucun souvenir. Les premiers épisodes qui ont marqué ma mémoire doivent se situer aux alentours de 1950. Mes parents m’amenaient au Crocq, le samedi, après-midi pour venir me rechercher le dimanche soir. On faisait la route à pied. Cela ne faisait pas peur à mon père qui avait accumulé – avant la guerre et après la guerre – un nombre considérable d’années de service militaire. À cette époque, il jouait au football dans une petite équipe du coin. Les matchs avaient lieu à Doméliers, qui, par les « chemins de terre », était quand-même à plusieurs kilomètres de Cormeilles. Le plus souvent, j’étais grimpé sur son dos. Il jouait le match et puis me ramenait de la même manière. Alors, faire le kilomètre qui sépare le village de Cormeilles de celui du Crocq, c’était un détail ! À cette époque-là, ma grand-mère était encore ouvrière à la Fabrique. Plus tard, je suis venu aussi le jeudi. J’entendais parler d’histoires de fermeture d’usine auxquelles je ne comprenais rien. Je sais maintenant que cet épisode se situait en 1951, date à laquelle les établissements Lecomte ont fermé leurs portes. Ma grand-mère, Marie-Charlotte-Blanche, pour l’État civil, était née en 1893. Cette année-là elle avait donc cinquante-huit ans, quasiment l’âge de prendre sa retraite.
Elle a vécu son licenciement certainement moins durement que les ouvrières plus jeunes. Elle me racontait parfois une histoire de balai coincé, un lendemain d’élections, dans la porte du patron, ce qui aurait provoqué la fermeture de la filature. Cela ne faisait aucun cinéma dans ma tête. Ce n’est que bien plus tard, en en parlant avec une autre ouvrière de l’usine, que j’ai compris de quoi il s’agissait. (Cet épisode est raconté dans un autre article de ce Blog qui s’intitule : « Pendant la guerre 39–45, les ouvrières de la fabrique tricotaient. »). Avec le recul, mon impression est qu’elle pensait que cette fermeture du seul endroit qui donnait du travail aux habitants du village était un véritable gâchis. Mais, d’un autre côté, elle ne voulait pas l’exprimer.
Elle était la responsable de l’atelier du «Passage de pièces », stratégique pour la rentabilité de cette entreprise, spécialisée dans la fabrication des tissus de luxe. C’est dans cette unité qu’était vérifiée la qualité des tissus produits et où l’on réparait à la main le moindre défaut… ce qui, autrement, aurait entraîné un déclassement de toute la longueur tissée. Blanche, était l’un des cadres de la Maîtrise de l’usine.
Son beau-frère – qui est également mon grand-oncle – Aymé Cadet, était le comptable de l’usine et le bras droit du directeur. Je suppose qu’il n’était pas de bon ton dans cette famille appartenant à l’encadrement, de dire du mal du patron. Honorat Neveu avait succédé à Gustave Lecomte – le dernier représentant de la famille fondatrice de l’entreprise – en 1947. Il avait pris aussi sa place dans le fauteuil de maire du Crocq. Mais sa défaite aux élections, quatre ans plus tard, l’avait conduit, par dépit, à brader l’usine, évitant de la proposer à un repreneur, sacrifiant ses biens, par petits bouts… dans la précipitation. Ma grand-mère, avait été l’une des seules à profiter de la situation. Elle avait la réputation d’être un excellente ouvrière et Honorat lui avait fait un prix d’ami. Elle avait pu acquérir son logement de fonction, situé en face de la maison du directeur, pour une bouchée de pain. Elle, qui croyait ne jamais pouvoir accéder à la propriété, se retrouvait désormais « chez elle », dans cette petite maison avec jardin potager.
Très vite, j’ai fait le trajet qui me séparait du Crocq par mes propres moyens. Mes parents ont connu à cette époque de graves difficultés financières, si bien que j’étais chez ma grand-mère tous les jeudis, tous les samedis et tous les dimanches. Mes parents étaient sûrs que je mange à ma faim, au Crocq, et ils savaient qu’avec Blanche, je serais bien entouré. Tous les mercredis et les vendredis, en fin d’après-midi, je quittais la maison et je filais vers le Crocq. Cela pourrait paraître curieux de nos jours, un petit bonhomme, marchant seul dans la campagne, mais, à cette époque, cela se faisait couramment et d’ailleurs… il n’arrivait jamais rien ! Il y avait d’abord une montée jusqu’à un vieux calvaire, abrité par deux grands tilleuls centenaires. Je trouvais ce paysage très beau. Plus tard, j’ai regretté qu’on abatte ces arbres magnifiques et qu’on remplace le monument par un autre plus moderne, mais très laid, pour gagner quelques mètres carrés de terrain agricole. À la saison, je ramassais les fleurs tombées sur le sol et les ramenais à ma grand-mère. Elle les faisait sécher et les enfermait dans une boîte de fer. Cela lui faisait de la tisane pendant toute l’année. Après le calvaire, il y avait un petit virage à gauche, puis, une route toute droite qui rayait le plateau. À partir de là, les jours de tempête, le vent et la pluie vous mordaient le visage et transperçaient vos vêtements. Été comme hiver, j’étais habillé d’un short et d’une petite chemisette à manches courtes. Un véritable petit Écossais ! J’arrivais au Crocq trempé. Ma grand-mère, tout en tempêtant contre ma mère qui « s’occupait de son fils n’importe comment », m’enveloppait dans sa grande robe-de-chambre et faisait sécher mes habits sur une chaise qu’elle glissait presque contre le grand poêle à charbon de la cuisine et qui était la seule source de chaleur de la maison. Blanche avait toujours peur que je meure de faim. Elle me servait des quantités impressionnantes de nourriture pour, disait-elle, « prendre des forces ». Elle avait sans doute l’impression que, comme les chameaux du désert, tout ce que j’avais accumulé chez elle, servirait à m’entretenir le reste de la semaine. Je finissais par en avoir mal à l’estomac. Le dimanche, elle me confectionnait une grande tarte au « libouli » (lait bouilli) qui ressemble un peu au flan d’aujourd’hui, mais qui a une saveur inimitable. Elle exigeait que je n’en laisse pas une seule miette. Encore aujourd’hui, il m’est difficile de résister à ce genre de friandise.
Blanche confectionnait aussi des sablés dont elle tenait la recette de sa mère. Je sais qu’il y avait dedans, outre la farine, une quantité impressionnante de crème fraîche et de beurre avec un peu de sucre et de sel. Elle disposait un linge sur la table de la cuisine et pétrissait puis repétrissait la pâte. Quand elle lui semblait convenable, elle l’étalait en une large couche avec son rouleau à pâtisserie. Puis, elle la découpait en formant des lanières entrecroisées qui donnaient à chaque biscuit une forme de losange. Elle utilisait une curieuse roulette en bois dont la tranche faisait des sortes de plis. J’essayais de participer. Parfois j’avais le droit de manipuler la roulette magique mais, mes biscuits n’avaient pas la régularité impeccable de ceux de ma grand-mère. Subrepticement, Blanche reprenait le contrôle de l’opération de découpage. Pour elle, il fallait toujours faire les choses « comme il est dit », c’est-à-dire en veillant à la qualité impeccable du travail. Ce n’était pas très grave, parce que ce qui m’intéressait surtout c’était de pouvoir les manger. Ma grand-mère les rangeait dans une grande boîte de fer et, protégés de l’humidité, ils auraient pu s’y conserver plusieurs mois si je n’avais pas été aussi gourmand. Bien plus tard, j’ai retrouvé les mêmes biscuits, de l’autre côté de la Manche, en Écosse et en Cornouailles. Ce devait être un savoir-faire répandu en Europe dans les régions agricoles du nord-ouest.
Ma grand-mère se fournissait régulièrement auprès de commerçants ambulants pour le pain, la viande, l’huile et le beurre ou bien, occasionnellement, à une petite épicerie proche qui possédait une pompe à essence. Pour l’essentiel, elle vivait en autarcie. Elle élevait des lapins et cultivait son jardin. Elle n’employait pas ce mot-là. Elle l’appelait « cortil ». Ses rangées de plantations étaient toujours bien droites, tracées au cordeau et ses légumes, alignés comme des soldats de plomb, étaient magnifiques. Elle n’était pas fille de cultivateurs pour rien ! Elle avait une science consommée du moment où il faut semer ou repiquer les plantations. Elle a essayé de me transmettre son savoir mais dans ce domaine, j’ai toujours été un cancre et Blanche a fini par renoncer. Pour éviter que ses appétissants légumes ne soient mangés par les insectes, elle semait, aux endroits stratégiques, des fleurs choisies en fonction des plantations du moment et des insectes susceptibles de les attaquer. Cela marchait ! Les légumes du jardin étaient préservés. Aux belles saisons, elle coupait quelques-unes de ces fleurs pour en faire un bouquet. Il trônait dans un vase sur la table de la cuisine. C’était des fleurs un peu étranges ! Rien à voir avec celles qu’on trouve chez un fleuriste ! Dernièrement, en me baladant du côté du marché du dimanche matin, place du Concert, dans le Vieux-Lille, j’ai été attiré par l’étal d’un marchand de légumes venu de la campagne proche. Il vendait sa production « garantie biologique, sans pesticides et sans aucun produit chimique » à un prix comparable à celui de la viande. Il proposait aussi au chaland un bouquet de fleurs des mêmes essences que celles du jardin de ma grand-mère. Esthétiquement, cela ne vaut pas les fleurs hollandaises, amenées dans des camions frigorifiques qui répandent dans l’atmosphère des microparticules toxiques. Je ne sais pas si quelqu’un, dans ce quartier du cœur de ville, bobo–branché, a fini par acheter ce bouquet de fleurs dont il ignorait l’usage. Finalement, Marie–Charlotte–Blanche Beaudart, née au Crocq le 4 mars 1893, était « à l’insu de son plein gré » une Écolo moderne qui participait à la préservation de la Planète.
La seconde grande source d’approvisionnement de la petite maison, c’était les lapins. Cela donne plus de travail que l’on ne croit. C’est incroyable de voir comment ces petites bêtes peuvent être voraces. Bien sûr, il y avait les fanes des carottes et les épluchures de légumes, mais cela ne suffisait pas ! Ma grand-mère m’a enseigné, très tôt, la science de « l’herbe à lapin ». Au bout d’un moment, c’était mon domaine réservé et je n’avais pas le droit de rentrer à la maison avant que le sac ne soit complètement rempli. Il y a les herbes qu’il faut ramasser et celles que l’on doit surtout éviter parce que c’est du poison. Parmi les plantes dont les lapins raffolent, il y a le plantin. Il paraît que le plantin a des vertus médicinales. Je ne sais pas si les lapins de ma grand-mère étaient au courant mais ils se jetaient dessus voracement. On n’en trouve pas partout mais je connaissais les endroits propices à leur récolte. Près du calvaire, entre l’ancienne usine et la maison de la famille Berton, il y avait une pelouse qui était une véritable mine à plantin. Le matin, comme l’après-midi, en toute saison, on y entendait le fils Berton, Clotaire, jouer du saxophone, répétant inlassablement la même phrase musicale jusqu’au moment où elle était exécutée sans faute. L’été, les fenêtres étaient ouvertes et le son de l’instrument emplissait la rue. C’était le coin des musiciens ! Le voisin, un vieux monsieur dont j’ai oublié le nom, donnait bénévolement des cours de tambour. Même, les jeunes de Cormeilles, qui désiraient intégrer la Clique des pompiers du village, faisaient la route à pied pour bénéficier de son enseignement. Le plantin, c’était le dessert des lapins, mais, question quantité, ce n’était pas la plante idéale. La meilleure façon de remplir le sac c’était de viser les pissenlits. Là aussi, une connaissance du lieu était utile. Il y avait un champ, à la sortie du village, en direction d’Amiens, qui regorgeait de pissenlits. Ma grand-mère m’avait confié un petit couteau qui avait dû être autrefois un couteau de cuisine mais dont, à force de l’affûter, il ne restait plus qu’un tout petit bout de lame. Il était très efficace pour extraire les pissenlits. Malgré tout, cela me prenait beaucoup de temps avant de remplir mon sac et de pouvoir rentrer à la maison.
S’il m’arrivait d’aider ma grand-mère dans ses travaux de jardinage, par exemple en ramassant les pommes-de-terre, elle ne me confiait pas volontiers les tâches stratégiques. Elle aimait que son jardin soit visuellement impeccable et un gamin désordonné n’avait pas assez de savoir-faire pour que tout soit fait dans ce jardin « comme il est dit. » C’est pourquoi, elle me laissait volontiers aller jouer dans les familles dans lesquelles elle avait confiance et où il y avait des enfants de mon âge. Les premiers contacts ne sont pas allés de soi. J’avais beau avoir une grand-mère du village et n’être né qu’à seulement un kilomètre le là, pour les enfants du Crocq, j’étais un « horsin »[1], c’est-à-dire un étranger. Si on traduit mot à mot « horsin », cela signifie : « celui qui vient de l’extérieur, de l’intérieur ». Le Picard est souvent savoureux ! Naturellement, c’est moins grave d’être un « horsin » de Cormeilles que d’être un « horsin » par exemple…de Paris ! Après quelques mois d’acclimatation, tout cela s’est tassé et j’étais le familier de la plupart des maisons du Crocq qui possédaient un gamin de mon âge. Je passais beaucoup de temps chez le marchand de charbon, Monsieur Dubois, dont un des fils était né la même année que moi. J’étais encore plus souvent fourré dans l’ancienne usine de ma grand-mère. Elle avait été rachetée à Honorat par la famille Saint Pol, originaire du Pas-de-Calais. Les parents avaient installé, dans l’usine centenaire, un élevage de poulets. Leur fils unique, Marcel, avait un ou deux ans de plus que moi. C’était plutôt un intello pour un enfant du Crocq. Même si j’étais un peu plus jeune, il trouvait que j’avais suffisamment de conversation pour pouvoir jouer avec lui. Il se comportait un peu comme un grand frère. Malgré notre petite différence d’âge, on s’entendait plutôt bien. Après tout, lui aussi était un « horsin » ! Alors que mes parents étaient très pauvres, ceux de Marcel, qui faisaient au demeurant un travail difficile, étaient plutôt aisés. Si l’élevage de poulets ne sentait pas bon, il rapportait de d’argent. Marcel avait toujours les jouets derniers-cri et dès qu’il demandait quelque chose, il l’obtenait. C’est comme ça qu’il m’a appris à faire du vélo sur son magnifique demi-course chromé. J’avais très peur de le lui abîmer. Finalement, j’ai su faire du vélo sans avoir fait tomber l’engin une seule fois. Il avait aussi une très belle carabine. Peut-être, que de nos jours, on ne confierait pas ce genre d’engin à des gamins, mais nous étions très responsables dans son maniement. L’usine était un véritable terrain d’aventure. Il y avait des pièces où étaient rangées toutes sortes de fioles qui avaient dû servir jadis à contenir différents produits. Les ateliers évoquaient une scène de guerre avec de longs tuyaux éventrés au plafond et les « cartons » des métiers répandus, à même sur le sol, mélangés avec d’autres objets qui avaient tous servi, jadis, à fabriquer du tissu. Derrière l’un des ateliers, il y avait une sorte de mare en brique et en ciment qui servait à emmagasiner l’eau nécessaire à la machine à vapeur qui entraînait les métiers. Nous disposions sur un rebord un certain nombre des fioles que l’on trouvait un peu partout sur l’un des bords du réservoir et nous organisions un concours de tir. Les fioles se cassaient avec un petit bruit mat. Cela devenait trop facile ! Alors on augmentait les distances, mais mêmes de très loin il était rare que nous rations notre cible. Il m’en est toujours resté quelque chose. Au service militaire, mon instructeur de tir me regardait d’un œil soupçonneux en se demandant où j’avais bien pu apprendre à tirer comme ça. Plus de quarante ans plus tard, j’ai recroisé Marcel dans le cadre de ma vie professionnelle. Il avait fait l’ENA, était devenu le directeur adjoint d’un grand Centre culturel parisien, puis avait fondé une entreprise d’édition et de communication. Il habitait un hôtel particulier classé du centre de Paris dont il possédait le rez-de-chaussée et le premier étage avec jardin privatif. Cela prouve que l’on peut avoir passé son enfance au Crocq et tracer un beau parcours professionnel.
Au Crocq, il n’y avait pas beaucoup de distractions mais, au moins une fois par an, le curé, qui habitait Blancfossé, organisait une kermesse. Il y avait une vaste grange située dans une pâture mitoyenne de la mare, proche du café-épicerie Ponchelle. Je pense que son propriétaire devait bien aimer la paroisse et le curé et qu’il lui prêtait volontiers son bien pour ses actions caritatives. C’était le genre de manifestation festive avec stands et lâchers de ballons. On écrivait son nom sur une petite carte et si elle revenait et qu’elle faisait partie de celles qui avaient atteint l’endroit le plus éloigné du Crocq, on gagnait un prix : une sorte de tombola ! Mais le clou de la journée, c’était la séance du soir. Il y avait presque tous les habitants du Crocq mais aussi ceux de Cormeilles et de Doméliers qui étaient réunis. C’est là que, pour la première fois, j’ai découvert cette chose extraordinaire qui s’appelle « Le Cinématographe ». Les films préférés des habitants du Crocq étaient ceux de Charlie Chaplin. J’étais du même avis !
Un autre événement me fascinait. Il se produisait environ chaque mois. C’était la venue au Crocq «dech’ Castroleux ». Si je peux risquer une traduction, je dirais : « l’homme des casseroles ». Le « Castroleux » parcourait la rue principale pour signaler sa venue en poussant des cris : « casseroles, couteaux, ciseaux ». Puis il s’installait sur la pelouse située juste en face de la maison de ma grand-mère. Il y mettait en place une sorte de forge de campagne ainsi qu’une meule que l’on pouvait actionner avec un grand pédalier. Bientôt, le charbon rougeoyait et le « Castroleux » pouvait commencer son ouvrage. Les habitants du Crocq défilaient avec leurs casseroles, couteaux et ciseaux.Il affutait les instruments tranchants à l’aide de sa meule et en essayait le fil en coupant une sorte ficelle très résistante qui sert au moment de la moisson à lier les bottes de paille. Il prouvait ainsi à son client l’efficacité du travail. Il réparait aussi les casseroles percées, usées par le temps, avec un peu de métal en fusion qu’il étalait avec un fer à grand manche de bois. Cela me paraissait tout simplement magique et le travail du « Castroleux » était certainement, à cette époque, le métier que je souhaitais faire plus tard.
Ma grand-mère était une ouvrière d’élite, incroyablement habile de ses mains et, en même temps, elle restait très attachée aux valeurs de la paysannerie. Elle disait toujours les choses sans fard, directement, simplement, parce que c’était la vérité. Les jeunes d’aujourd’hui diraient qu’elle était « cash ». Cela ne choquait pas dans le village parce que les autres femmes étaient sur le même modèle. Mais, pour les gens qui avaient une culture plus urbaine comme, par exemple, ma mère, cela pouvait être pris pour un signe d’agressivité. Au moins, avec Blanche, on savait tout de suite ce qu’elle pensait. Elle avait un savoir-faire de paysanne qui faisait merveille dans son jardin et en même temps elle rejetait ses origines agricoles. Elle n’aimait pas ses parents et cela ne la gênait pas de l’exprimer sans détour. C’était un couple d’agriculteurs, dur au travail et prêt à faire tous les sacrifices pour acquérir un nouveau lopin de terre. Le père, était injuste avec ses filles qui devaient travailler aux champs jusqu’au coucher du soleil. Il leur promettait que si elles effectuaient des heures de travail supplémentaire dans la semaine elles pourraient aller au bal le dimanche. Mais, le dimanche arrivé, il trouvait toujours un prétexte pour renier sa parole et les deux filles devaient rester à travailler dans les champs. À force de répéter ce scénario, Blanche avait fini par détester son père. Elle le trouvait insensible, menteur et manipulateur. Quant à sa mère, elle ne lui trouvait aucune consistance, incapable de résister au pouvoir despotique de son mari : tout le contraire de Blanche !
Je suis tombé par hasard, via Internet, sur une carte postale des usines Lecomte, envoyée juste après la fin de la Guerre. Elle était signée de mon arrière-grand-mère. Son écriture ne correspond pas du tout à l’idée que je m’en faisais à travers le récit de sa fille. C’est une belle écriture de quelqu’un de cultivé et qui ressemble en tous points à celle de Blanche. Ma grand-mère parlait et écrivait un excellent français, sans aucune faute et presque sans accent. Elle avait été reçue la première du canton lors de l’examen du Certificat d’études primaires. Je me dis qu’elle n’a pas aussi bien réussi sans raison et que peut-être sa mère l’a bien secondée pour faire ses devoirs. Sans doute, le tout début des années 1900, n’était pas la meilleure époque pour pouvoir s’opposer à un mari autoritaire.
Blanche était très pieuse. Il y avait un crucifix dans chacune des chambres : celle où je dormais et la sienne. Le dimanche matin, on filait à l’autre bout du village pour rejoindre l’église et la première messe de huit heures. Elle était moins cotée que la messe de onze heures qui réunissait la plupart des cadres du village. Mais, Blanche, qui avait l’esprit pratique, préférait ce premier service qui lui laissait le temps de réaliser de menus travaux tels que de préparer le repas du midi. On retournait à la messe, aux alentours de cinq heures « Al’Vèpe », (traduction : aux Vèpres), comme elle disait. Bien que je n’aie jamais été baptisé, j’avais fini par savoir par cœur tous les chants d’église… en tous les cas ceux que l’on chantait à l’église du Crocq. J’avais plus de mal avec le latin : dominus vobiscum, ite missa est… Je savais à peu près à quel moment ces formules arrivaient au cours de la cérémonie mais quelle pouvait bien être leur signification ? Mystère ! Pour moi, c’était du chinois !
Juste avant de nous rendre « al’vèpe », on faisait un crochet chez une cousine qui habitait la rue face à l’église, en direction Doméliers. Blanche et cette cousine qui s’appelait – m’a-t-on révélé assez tardivement – Eugénie Fauquet, passaient en revue tous les petits potins de la famille puis ceux qui concernaient les gens du village. Peut-être, pour être plus libre, à cause des oreilles indiscrètes de ce gamin qui se trouvait là, elles ne « devisaient » qu’en Picard. Mais c’était peine perdue ! Au bout de quelques mois, je saisissais parfaitement toutes les subtilités de leur conversation même si j’étais loin d’être aussi habile qu’elles pour pratiquer la langue. Le seul journal auquel Blanche était abonnée s’appelait « Le Bonhomme Picard ». Il était imprimé à Grandvillers. C’était une succession de « brèves » de quelques lignes. Mais, sur la dernière page, il y avait un texte intitulé « Le Conte Picard » : un récit en langue picarde dans l’esprit des fabliaux du Moyen Âge. Presque toujours, l’histoire était croustillante, bien que rarement adaptée à un jeune enfant. Au début, elle me le lisait, contente de voir que cela puisse m’amuser. Avec le temps, c’est moi suis devenu chargé de lui faire la lecture.Ses yeux brillaient. Elle faisait semblant de le découvrir, même si j’étais bien certain qu’elle avait lu auparavant. Parfois, je me risquais à prononcer une phrase en Picard. Je voyais que cela l’amusait mais elle ne m’encourageait, ni à continuer, ni à arrêter. Après la guerre de 1914 – 1918, il y a eu une répression féroce contre les langues régionales. Elles étaient censées avoir produit beaucoup de morts tout au cours de la guerre à cause de l’incompréhension entre les soldats du Nord et ceux du Sud. Il y avait sans doute beaucoup d’autres raisons, plus évidentes, qui expliquaient les millions de morts de cette boucherie industrielle, mais, les langues régionales constituaient le bouc émissaire idéal pour jeter un voile sur cette période tragique et douloureuse. Si je voulais mettre en colère mes parents, il me suffisait de glisser un ou deux mots de Picard dans la conversation et cela me valait un rappel à l’ordre immédiat… jamais de la part de ma grand-mère qui, pour autant, ne marquait aucune approbation. Avec le recul, j’ai l’impression qu’elle était profondément attachée à cette langue de son enfance mais qu’elle en avait fait son deuil.
L’hiver, le jour tombait très vite dans la petite pièce avec une toute petite fenêtre. Ma grand-mère allumait l’électricité et descendait la lampe commandée par un système de contre-poids. Elle avait toujours un travail de couture en route. Parfois, elle cousait avec la machine qui se trouvait dans sa chambre. Sa machine à coudre était pour elle, l’objet le plus précieux. Elle était mue par une pédale et pour la faire fonctionner, il y avait – si j’ose dire – un tour de main à acquérir. Elle m’avait appris à s’en servir ce qui montrait une grande confiance. J’étais meilleur pour la couture que pour faire pousser les légumes. Disons que, pour un garçon, je ne me débrouillais pas si mal. Après le repas, on jouait à la Bataille, au jeu de Dada, au Loup et aux Dames. Je soupçonnais ma grand-mère de commettre exprès des erreurs pour me laisser gagner. Puis venait le moment redoutable de se mettre au lit. Si la cuisine était bien chaude, la chambre était glaciale. Il faisait très froid dans le grand lit qui avait été autrefois le lit nuptial de Blanche et ses draps étaient humides. Blanche avait fait chauffer une brique dans le four qu’elle enveloppait dans un bout de couverture. Au moins, cela réchauffait les pieds ! Mais très vite, la brique refroidissait et, bien que je fusse aguerri au froid, j’avais beaucoup de mal à dormir tellement j’étais gelé. Parfois j’arrivais à somnoler quelques instants mais j’étais réveillé à chaque passage de camion. Ils étaient fréquents sur cette route reliant Beauvais à Amiens. Toute la maison tremblait, surtout les vitres. Le ronflement du moteur s’éloignait.. et c’était le silence jusqu’au prochain charroi. À force, la nuit finissait par s’écouler. J’avais hâte qu’il soit l’heure de se lever et de retourner dans la pièce voisine… bien chaude.
Cette chambre, Blanche n’avait plus jamais voulu y dormir depuis la mort de son mari. Elle m’était en quelque sorte réservée. Il y avait le grand lit et une grande armoire de chêne dans laquelle se trouvait toujours son « trousseau » de jeune-mariée : des chemises blanches, des draps, des serviettes, le tout impeccable, amidonné et plié à la perfection. Il était resté là, dans l’état, depuis 1918 et Blanche n’aurait jamais utilisé la moindre pièce de ce « trousseau » pour un usage courant. Le lit et l’armoire étaient le seul mobilier de la pièce, hormis une sorte de piédestal sur lequel étaient posées les décorations de mon grand-père, dont sa croix de guerre à titre posthume. Lui, Paul Cadet, mort au front en 1918, trônait derrière mon lit, représenté dans un immense portrait à la manière de la statue du Commandeur. La fin de la guerre avait été une période bénie pour les marbriers et les photographes. Les premiers avaient pu caser leur monument du souvenir aux communes tandis que les seconds, ratissaient les maisons des veuves pour leur proposer un agrandissement retouché du défunt à un prix prohibitif. Cette photo de mon grand-père représentait deux mois de salaire de Blanche. Elle savait qu’elle s’était fait voler et malgré toutes les années passées pestait encore de temps à autre contre ce photographe indélicat. Mais elle n’avait pu s’empêcher de lui commander le portrait en souvenir du mort. L’image était retouchée dans presque tous les endroits, ce qui donnait au visage un côté impersonnel. Je me demandais à quoi pouvait ressembler vraiment ce grand-père disparu.
Un jour, j’ai franchi le pas et j’ai demandé à Blanche qui était mon grand-père. Elle est partie en sanglots. Elle s’est assise sur une chaise la tête entre les mains. Ses coudes reposaient sur la table de la cuisine. Rien ne pouvait apaiser sa douleur. Elle, qui était toujours si forte, qui savait toujours ce qu’il convenait de faire dès qu’un problème survenait, qui ne montrait jamais ses sentiments lorsqu’elle était en colère, ni sa douleur quand quelque chose la rendait triste, était en pleine détresse, détruite, incapable de masquer sa souffrance. Elle est restée prostrée sur sa chaise, tout le reste de l’après-midi. Et puis, le soir, elle s’est levée comme s’il ne s’était rien passé, m’a souri et a commencé à éplucher les légumes du repas. Jamais plus, à aucun moment de sa vie, je ne lui ai jamais reparlé de mon grand-père. Parfois, à propos d’un objet ou lorsque nous nous promenions dans le village, elle faisait allusion à cette période tragique de la Guerre. Je l’écoutais. J’évitais de poser la moindre question qui aurait pu déclencher une réaction imprévisible. Sur la route de Doméliers elle m’a raconté qu’elle y avait vu, au milieu de la guerre, des soldats en manœuvre qui simulaient des combats dans le vallon entre les deux villages. « Si seulement il avait pu en faire partie au lieu d’être là-bas » a-t-elle ajouté. Je pense qu’elle faisait allusion à son mari engagé sur le Front de l’Est. Je sais que cet épisode se situait en février 1916. Une bonne partie de l’état-major était descendue de Paris. Il y même eu une représentation théâtrale de la Comédie-Française qui a été donnée dans une grange du Crocq. On a pris des photos pour communiquer avec la presse sur cet évènement patriotique. Ces manœuvres étaient très prisées par l’Etat-Major.
Il y avait un camp qui défendait et l’autre qui attaquait. Les courageux fantassins, bravant la mitraille, la poitrine en avant, se jetaient à l’assaut de l’ennemi et à la fin c’était toujours eux qui gagnaient. Dans la pratique, c’était très différent. Juste après l’épisode du Crocq, s’est déroulée la bataille de Verdun : 700 000 victimes dont plus de 300 000 tués ! Au printemps 1918, les Allemands ont lancé une dernière offensive, en Picardie, engageant les troupes d’élites qu’ils avaient formées pendant toute l’année 1917. Ils ont fait exploser le Front des armées alliées et sont parvenus jusqu’aux portes d’Amiens. Les villages du coin servaient de base arrière aux Français et aux Britanniques. Il y avait des soldats et des bureaux militaires un peu partout. Le Front se situait dans l’Amiénois ou du côté de Montdidier. Juste en face de la maison de Blanche, s’était installé un état-major de l’armée française. Un jour, en sortant de chez-elle, elle est tombée nez à nez avec le Maréchal Foch qui sortait de la maison. A cette époque, il venait d’obtenir le commandement unifié des armées alliées. L’attaque du printemps 1918 fut à deux doigts de donner la victoire à l’’Allemagne mais à partir du mois d’août, ce fut le début de la fin pour le Kaiser et son projet de conquête.
A cette époque, Blanche hébergeait deux sous-officiers britanniques. L’histoire qu’elle racontait souvent c’est que pour se raser le matin, ils sortaient dans la cour avec un miroir et une cuvette, qu’il pleuve ou qu’il vente, et qu’ils restaient là, stoïques, jusqu’à la fin de l’opération. Après tout, c’était des Anglais ! L’un d’entre eux avait un très joli « coup de crayon ». Il avait fait, au fusain, un portrait de Dick, son chien de chasse, auquel il ne manquait que la parole. Ce dessin, encadré par ma grand-mère, accroché au mur du vestibule qui menait au jardin, l’a accompagné toute sa vie. C’était un peu le pendant du portait du grand-père de la chambre à coucher. J’ai toujours supposé qu’il s’agissait du chien de Paul. Beaucoup plus tard, sur une photo des années 1940, on voit ma grand-mère porter dans ses bras un chien de la même race que son animal regretté.
Je me suis toujours demandé à quelle date Blanche et Paul ont pris possession de la petite maison appartenant à la Filature. Très récemment, grâce à l’obligeance de la commune du Crocq, j’ai pu avoir communication de l’acte de mariage de mes grands-parents. Il date du 22 janvier 1917. Je suppose que l’installation dans la petite maison doit être postérieure à cette date, mais sans aucune certitude. Dès le début de la guerre, avec les hommes au Front et la filature qui tournait à plein régime pour approvisionner la Mode – une activité qui ne s’est jamais arrêtée pendant les quatre ans de guerre -, ainsi que l’Armée, la Filature recrutait de nouvelles ouvrières pour poursuivre son activité. Evidemment un logement de fonction pour une débutante – même brillante – était un régime d’exception. Son beau-frère, Aymé Cadet, qui avait l’oreille du patron, Gustave Lecomte, n’y était sans doute pas pour rien. Blanche, au cours de nos conversations m’a confié qu’elle ne s’était jamais remariée parce qu’elle avait trop vu d’enfants du premier lit de veuves, martyrisés par leur beau-père et qu’elle ne voulait pas que son fils soit malheureux. C’est bien sûr une explication, mais, je crois qu’à l’inverse de sa sœur Amélie, qui a épousé un agriculteur et fait toute sa vie le même métier que ses parents, elle avait tiré un trait sur l’univers de la ferme. Il lui rappelait trop ce père tyrannique qui, jeune-fille, l’avait tant fait tant souffrir. Elle ne l’aurait jamais avoué, mais il est probable que, malgré toutes les années qui s’étaient écoulées, elle n’a jamais pu tirer un trait sur ce mari disparu.
Quand et comment Blanche et Paul se sont-ils rencontrés ? Je me le suis souvent demandé. Il y a une photo où on les voit tous les deux encore très jeunes. De quand date-t-elle ? 1912 ? 1913 ? Elle a été prise par un photographe du village voisin, Ovide Traversier (on trouvera sur ce Blog un article consacré à ce photographe). On y voit Blanche, Paul et sa sœur, Angèle. Ils étaient déjà à cette époque probablement fiancés. Très récemment, grâce à cet acte de mariage de 1917, j’ai eu la réponse à cette énigme. Mon arrière-grand-père, Ovide Cadet, était l’instituteur du village du Crocq : l’acte précise « instituteur à le Crocq » employant une tournure picarde encore en usage aujourd’hui dans le village. Ma grand-mère était devenue ainsi la belle-fille de son instituteur et l’épouse de l’un de ses camarades d’école. Cela explique aussi pourquoi mon grand-oncle, Aymé Cadet, après des études de Droit, avait pu trouver un emploi de comptable aux Filatures Lecomte dont le patron était aussi le maire du Crocq, tandis qu’Ovide était son Secrétaire de mairie.
Sur ce deuxième cliché, pris quelques mois plus tard, probablement en 1914, on retrouve les trois mêmes personnages avec Aymé, au centre, et un autre soldat qui visiblement fait partie du même régiment que celui de mon grand-père. Peut-être a fait la route pour venir jusque-là ? Est-il un autre jeune mobilisé du village ? Personne ne sourit vraiment ! On doit être au moment de la mobilisation générale ! Ou un peu avant ? Ou un peu après ? Ces jeunes gens n’ont pas conscience qu’ils vont changer de Monde. Ils n’ont aucune idée de ce que peut être la guerre, de ce que cela signifie pour les familles : un océan de souffrances et de tristesse. Aymé, gravement blessé au Chemin des Dames a été longtemps considéré comme perdu. Il a laissé sur le Champ-de-bataille, un œil et la moitié du visage. Il était ce qu’on appelle une « Gueule cassée ». Toute sa vie, il n’a pu s’empêcher de raconter cette bataille sanglante, avec tous ses camarades qui, dans des circonstances atroces, mouraient autour de lui. Cela ne l’a pas empêché, après la guerre, de reprendre son travail de comptable à la filature du Crocq, métier qu’il exercera jusqu’en 1951, date à laquelle cette dernière a fermé ses portes. Quant à Paul, il n’est jamais revenu !
Ma scolarité primaire terminée, je suis parti au collège. Mes parents avaient retrouvé une forme de stabilité financière mais n’étaient pas pour autant très riches. Pour la poursuite de ma scolarité, ils ont choisi la « Pension » ». L’autocar qui menait au chef-lieu de canton, où était établi le collège, pris chaque jour, coûtait cher. Il passait par un itinéraire compliqué pour desservir des villages improbables, très éloignés du secteur. Cela prenait beaucoup de temps avant de rejoindre Cormeilles qui était l’avant-dernier arrêt, puis le Crocq, le terminus. Le chauffeur s’appelait Maurice Lefay et c’était le voisin de ma grand-mère. Prendre le car n’était pas l’idéal pour poursuivre des études. J’étais « Boursier » et la « Pension » était pour eux une bonne solution. Cette première année de pensionnaire a été très rude pour moi ! Je ne revenais à la maison qu’une fois tous les quinze jours, et encore, si je n’étais pas puni ! J’avais des horaires de huit heures trente du matin à dix heures le soir, avec une organisation très différente de celle de l’école primaire. Le parler des villages était réprimé et moqué. Loin de mes parents et de ma grand-mère et ne pouvant compter que sur moi-même, j’étais désespéré. Au fil des mois, j’ai fini par m’adapter et au milieu la deuxième année, j’étais au collège comme un poisson dans l’eau. J’ai acquis beaucoup d’autonomie et d’indépendance, et Blanche, sans qu’elle le sache, a été un modèle.
Je pense que ma grand-mère a aussi été très triste de ce changement. Mais, elle ne le montrait pas. Elle était toujours souriante et positive, contente de me voir lorsque je faisais la route du Crocq. Je ne passais plus mes week-ends chez elle mais je venais lui rendre visite, tous les quinze jours et c’était toujours un bon moment. Elle me remettait un colis qui ressemblait à ceux que l’on préparait pour les prisonniers, pendant la guerre. Il y avait des biscuits au chocolat, des sablés faits-maison et un pot de miel qu’elle achetait à Monsieur Berton. Elle devait être une de ses meilleures clientes à raison d’un grand pot d’un demi-kilo tous les quinze jours. Elle me découpait aussi les « Contes Picards » en retard, dans le journal de Grandvilliers. La semaine suivante elle m’interrogeait pour être sûre que je les avais bien lus. Cela a continué jusqu’à la fin de la troisième et même après. À un moment, le pot de miel de la maison Berton a été remplacé par un pot du commerce. Je suppose que cela a correspondu au moment où Monsieur Berton a cessé de s’occuper de ses ruches. Mais, les « Contes Picards » m’ont accompagné au-delà de la Terminale. Je revenais régulièrement au Crocq pendant les vacances pour y retrouver ma grand-mère et mes anciens copains. J’y restais des périodes plus courtes que du temps de l’école primaire.
Tout ce temps est très loin. Maintenant, quand je reviens au Crocq, c’est à la Toussaint, pour déposer une fleur sur la tombe de ma grand-mère. Il y a quelques années, alors qu’avec mon épouse nous nous recueillions devant le monument, j’ai remarqué un autre couple, de l’autre côté de l’allée du cimetière. C’était en fin d’après-midi. Le ciel était bas avec de gros nuages gris. On sentait que la nuit ne tarderait pas tomber. À un moment, l’homme est venu vers moi et m’a dit : « Vous ne seriez pas Alain, le petit-fils de Blanche ? » C’était Clotaire Berton ! Je ne l’avais pas revu depuis plus de cinquante ans ! Il m’a raconté qu’il avait continué dans la musique, qu’il jouait toujours du saxophone, qu’il avait fondé un orchestre et qu’il animait des thés dansants un peu partout dans la Région. Il a évoqué ma grand-mère du temps où elle venait acheter ses pots de miel, chez lui. « C’était une personne très agréable et très serviable », m’a-t-il confié, « mais elle savait ce qu’elle voulait ! ».Puis, avant de disparaître par la petite porte du cimetière, il m’a lancé : « Blanche… c’était une femme… »
Tout est dit !
Octobre 2020
[1] Cela se prononce « orzin ».
Supplément littéraire
Une Nouvelle écrite par mon épouse, Christiane Cadet, il y a quelques années :
Blanche
En 1918, son jeune mari était tombé dans les combats qui précédaient l’armistice. Indifférente à la fête et à la délivrance générale, elle s’était rendue au bourg voisin pour faire du mort, comme s’en était l’usage, un portrait militaire. En ce temps-là, dans le pays en ruines, les photographes pratiquaient allègrement l’art du montage avec l’argent des veuves. Comme elle n’avait rien d’autre, c’est sa photo de mariage qu’elle avait dû donner.
Blanche avait accroché le grand portrait ovale près du lit en acajou, mais c’était une image froide qui ne laissait plus rien sentir ou imaginer. Alors, elle s’était toute entière tournée vers l’enfant à naître. Pour l’élever, elle était entrée à l’usine. Elle vérifiait les tissus précieux dont elle savait reconstituer la trame ou réparer les broderies.
Jusqu’à la cinquantaine, elle avait été demandée en mariage. Elle en riait, amusée d’avoir plu, heureuse d’une liberté qu’avaient préservée ses refus. Tard dans la vie, elle faisait son jardin, plaisantait en patois, lisait près de la fenêtre le Bonhomme Picard puis rêvait entre chien et loup.
Dépourvue de préjugés, elle achetait le miel de son voisin Berton qui avait quelques ruches et beaucoup d’enfants. C’était une pâte sucrée, dont elle commandait un pot à chaque anniversaire.
Trente ans plus tard, il était là, Berton dans le cimetière du petit village en cette après-midi brumeuse de novembre. Il est allé vers le petit-fils de Blanche et lui a dit qu’il avait cru le voir à la télévision. Puis il a parlé de sa vie à lui et surtout du saxo : « Avant, on faisait bal. Maintenant c’est les Thés dansants ». Et cet homme qui n’était pas à Berton, le père, mais l’un de ses nombreux fils, Clotaire, déjà dégarni et grisonnant s’est tourné vers la tombe et a dit la seule parole qui convenait : « Blanche, c’était une femme ! ».
Le petit cimetière n’était pas triste. Il y avait de très vieilles tombes avec des noms de paysans morts très vieux, rudes à la peine. Le fleuriste avait vendu, cette année-là, une variété de fleurs d’un jaune orangé qui faisait comme une note du saxo suraiguë sur toutes ces dalles grises.
Christiane Cadet, 2011
Ayant habité LE CROCQ jusqu’en 1982 dans la ferme où se trouve la grange qui a servi de théatre pendant la grande guerre.j ai lu avec
passion l histoire de MME CADET.
Je connais bien les Familles BERTON,DUFOSSE,SOIRON,BOUCHARD,PLATEL,DOBRENELLE etc