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Louis, une vie d’homme

Louis était quelqu’un que je croisais régulièrement au début des années 1990. J’avais presque tout oublié de lui. Je l’ai redécouvert récemment à travers un vieux texte…

En effectuant quelques rangements, je suis tombé sur un vieux texte du début des années 1990. Il parlait d’un personnage prénommé Louis. Je ne suis pas certain que ce soit son vrai nom. J’ai peut-être écrit tout ça à la manière d’une nouvelle, en bricolant les lieux et les noms des personnages. Je dis cela, parce que dans ce texte, il y a un libraire qui s’appelle Jacques. Or, si mes souvenirs sont bons, il y avait deux libraires dans la rue – c’est vous dire si les choses ont changé – et celui qui s’appelait Jacques c’était le marchand de vêtements. Si deux commerçants avaient eu le même prénom, cela m’aurait sans doute frappé. Quant au présumé Louis, impossible de me souvenir la tête qu’il avait. À cette époque, j’étais en pleine activité professionnelle, beaucoup plus habitué à tenir la caméra que l’appareil-photo : aucun souvenir objectif du personnage… seulement ce texte ! A l’époque, je l’avais intitulé : « Une vie de chien ». J’avais encore quelques illusions sur l’avenir de l’homme ! Avec le recul, j’ai choisi pour le titre de l’article : « Une vie d’homme ». Cela me paraît plus juste, vu l’évolution du Monde. Le texte d’origine a été rebricolé en tenant compte des évolutions contemporaines. J’espère que l’auteur ne m’en voudra pas !

Une vie de chien

L’autre jour, en cherchant le carnet de vaccination de mon chien, j’ai eu un grand coup au cœur : on était arrivé à la dernière page ! Pourtant, ce n’était nullement extraordinaire. Ça faisait tellement longtemps qu’on faisait route ensemble, mon chien et moi, de parcs urbains en terrains vagues… que l’on sillonnait les rues tout autour de la maison, qu’il n’y avait rien là que de plus naturel. Simplement, je n’avais pas vu passer les jours, tout comme lui, sans doute, qui, dans sa tête, est resté un très jeune chiot… toujours prêt à attaquer tout être couvert de poils de plumes pénétrant dans son périmètre ou à rapporter dans sa gueule les objets les plus étranges, découverts au fil de la balade

Le carnet de vaccination de mon chien se trouve dans la grande soupière de porcelaine blanche qui orne le buffet de la salle à manger. Il y a belle lurette qu’elle n’a plus vu un seul gramme de soupe, cette pauvre soupière ! C’est là que mon épouse range tout et n’importe quoi : les photos de famille, les vieux passeports, les feuilles de sécu périmées, les reçus de carte bleue, les articles de journaux bizarres et les pièces de menue monnaie. Au-dessus, elle dispose toujours soigneusement un billet de deux-cents francs car elle prétend que cela calme les cambrioleurs. De temps en temps, on fouille la soupière. De fouille en fouille, les pièces de monnaie les plus lourdes finissent par s’accumuler au fond. Entre les deux couches – les pièces en bas et les billets en haut –, la stratification donne une idée archéologiquement significative des dernières années écoulées…

Le carnet de vaccination de mon chien est orné des timbres de ses vaccins, soigneusement rangés comme des soldats de plomb en ordre de bataille. Ils racontent une vie de piqûres, de bobos… une vie de chien soigné et aimé. C’est peut-être aussi un peu de ma vie, à moi, qui est résumée là : les années qui passent, les déménagements, les vétérinaires qui se succèdent. Peut-être que, là-haut, il existe mon propre carnet et Dieu seul sait combien, diable, il reste de pages à remplir.

J’ai pris le carnet de vaccination du chien et nous sommes partis en direction du cabinet du vétérinaire. C’est une grande maison à l’extrémité de la rue. Cette rue, toute droite, mène au cimetière, aux confins de la ville. De chaque côté, se trouvent deux rangées de maisons étroites, blotties les unes contre les autres, comme pour mieux se protéger de la pluie et du froid. Il y survit péniblement quelques commerces : « le Paradis de la Mode », le boucher, le boulanger, le restaurant du « Drapeau National », face au monument aux morts… et la librairie de Jacques. C’est là que nous avons rencontré Louis. Un chien, c’est un excellent prétexte pour entamer une conversation avec un inconnu.

« – C’est quoi, comme race votre chien », a demandé Louis

– Un Labrador ! »

Le chien s’est mis aussitôt à remuer la queue. Un peu cabot, il sait toujours quand on parle de lui et il adore ça. Dans son innocence de bête, il aime la race humaine, persuadé de sa grande bonté ! Louis, qui évoque tout sauf l’intello est un grand lecteur. Chaque jour il achète plusieurs journaux. « Forcément, quand on est à la retraite, on s’ennuie ! Hein ! Et à la télé, la journée, ils ne passent que des conneries ! » Un homme simple et plein de bon sens, ce Louis ! Il a passé toute sa vie dans la même entreprise : comptable aux « Peignages de Roubaix » ! C’était pratique parce que le tramway le déposait juste en face de chez lui. Sa vie était réglée comme une horloge. Il partait toujours à la même heure, puis il alignait des rangées de chiffres sur des grands carnets gris. Louis était peut-être un peu triste de voir défiler devant lui cette vie où il ne se passait jamais rien. Mais, vers la cinquantaine, le cœur de son épouse a lâché sans prévenir : un grand moment d’intense émotion et de de tristesse ! Alors Louis s’est replongé dans ses chiffres. Ils lui faisaient oublier le reste ! À mesure que le temps s’écoulait il pensait de plus en plus à la retraite, encore lointaine, mais qui viendrait un jour et lui permettrait de faire ce dont il avait toujours rêvé. Elle  est survenue plus tôt que prévu : à cinquante-huit ans ! Licenciement économique ! Pas question de retrouver un travail ailleurs pour un vieux comme lui ! Bien sûr ! Mais la pré-retraite, à cette époque, c’était plutôt une aubaine ! Les premières semaines, Louis a entrepris toutes ces choses qu’il avait différées durant toutes ces années. Il a changé le papier peint. Il a déplacé les meubles. Il a rangé les photos accumulées dans des cartons à chaussures et rempli plusieurs albums achetés en promotion à Auchan. Il s’est efforcé de respecter la chronologie et de marquer en dessous de chaque image le nom ou le prénom des gens. C’était difficile de se rappeler de tout le monde, surtout pour les photos les plus anciennes !

Pendant deux ans, chaque matin, à l’heure de la promenade,

nous avons croisé la route de Louis. Avec tous ces petits bouts de conversation, mis au bout les uns des autres, nous sommes devenus, mon chien et moi, experts de sa biographie. Il s’était marié avec une ouvrière de l’usine en 1953. Le contremaître de sa femme et le sous-directeur de l’entreprise étaient venus au mariage. Louis adore ce genre de conversations évoquant son Histoire, comme s’il voulait rattraper une vie entière de silence… seulement troublée par le bruit de la plume grattant méthodiquement les carnets comptables. En 1956, Louis a eu une fille. Elle s’est mariée avec un ingénieur qu’elle avait rencontré au bal de l’entreprise. Cette fois c’est le directeur en personne qui est venu féliciter les mariés. Louis est très fier de son gendre et de sa fille, professeur dans un Lycée parisien : « ils ont une belle situation ! Ils habitent pas loin de Paris, une grande maison de pierre dans un parc, pas très loin du fleuve. Ça doit coûter chaud ! », commente Louis. Cela va faire plus de dix ans qu’ils sont partis là-bas à cause du gendre qui lui aussi a été licencié. Des sept mille employés qu’a connus Louis, aux « Peignages », aujourd’hui, il n’y survit difficilement que quatre-cents personnes. « On ne peigne presque plus rien, sinon la girafe… une vraie peau de chagrin ! », commente Louis. Quand il dit cela, on voit bien qu’il y a du vrai chagrin dans le fond de ses yeux. Aujourd’hui, son gendre surveille les usines d’un concurrent, délocalisées dans des pays lointains. Habiter près de l’aéroport, c’est presque indispensable. Il passe l’essentiel de la semaine dans les avions entre le Maroc, l’Amérique du Sud et la Chine. Il achète des machines, réorganise le travail pour réduire cette main-d’œuvre, pourtant très bon marché. Très souvent, il ramène à Louis un cadeau exotique. Ils sont tous rangés dans une grande vitrine achetée exprès pour l’occasion. Louis adore sa fille et son gendre. Il regrette seulement qu’ils n’aient pas eu d’enfants. Il aimerait les voir plus souvent, passer peut-être une semaine ou deux dans la maison de pierre blanche, mais, les parents ne doivent pas être une charge pour les enfants et de toute façon Paris c’est loin et c’est fatiguant. Alors, on se voit à Noël, aux anniversaires, trois ou quatre fois par an.

Louis, habite ce quartier de banlieue, à l’Est de la grande ville, depuis toujours. Autrefois, c’était un village. Enfant, il allait chercher le beurre et le lait, directement dans les fermes. Mais peu à peu ce décor rural a été dévoré par la ville qui s’étend désormais à perte de vue. La grand-rue était déjà largement construite lorsque Louis était enfant. Elle n’a pas énormément changé. À travers les rideaux des fenêtres qui se succèdent, on peut voir, à heure fixe, passer la grande carcasse de Louis, penchée sur le journal où sont imprimés les petits faits du jour, sans importance. Louis est toujours habillé du même costume vert-bouteille… ce qui qui pourrait faire penser qu’il ne possède qu’un seul vêtement. C’est ce même costume qu’il a toujours porté au bureau pendant des dizaines d’années. Les jours de pluie, il enfile par-dessus sa gabardine beige.

Depuis quelques temps Louis ne se sent plus très bien. Pour un rien, il est fatigué, essoufflé.

– « C’est les crises d’asthme, vous savez ! Avec ce temps humide, je n’arrive plus à soigner mon rhume ! Mon médecin me dit aussi que mon cœur est très fatigué ! »

Il lui a conseillé d’aller vivre dans le midi, là où il y a du soleil. Mais un déménagement, c’est fatiguant, surtout lorsqu’on ne se sent déjà pas très bien. Ill ne connaît personne dans le midi. Cela fait cinquante ans qu’il habite la même maison ! Alors changer ? C’est encore plus loin de Paris et de sa maison de pierre, qu’ici !

À un moment, Louis a disparu. Cela m’avait échappé. Je ne m’en suis rendu compte qu’au moment où, brutalement, il est réapparu. C’était chez Jacques, le libraire. Dès qu’il m’a vu il s’est avancé vers moi, des larmes dans les yeux. J’ai senti que ses mains étaient moites lorsqu’il a serré les miennes, longuement.

« J’ai beaucoup pensé à vous ! Je me suis dit, je ne reverrai plus jamais l’homme qui promène son chien. »

Son visage ruisselait de sueur.

Son discours était haché, saccadé, différent. J’ai compris qu’il avait passé tout ce temps à l’hôpital. Depuis son lit, à travers la fenêtre de sa chambre, il voyait seulement un grand mur de briques rouges et cela lui évoquait la prison. Dans ce monde clos de la maladie, nous étions devenus, mon chien et moi, le symbole de la vie du dehors, de ce monde où l’on se déplace et où l’on peut choisir son destin. « L’homme qui se promène avec son chien » était, pour Louis, l’image qui le rattachait au monde des bien portants. Une dernière fois, alors je partais en mission et que je traînais une lourde valise à roulettes, j’ai aperçu Louis sur le trottoir d’en face. Je lui ai fait un signe de la main et il m’a répondu : à la fois une marque de reconnaissance et d’adieu !

Cela fait désormais plus d’un an que je ne l’ai plus revu, mais j’ai bien souvent pensé à lui. Où es-tu Louis ? Chez ta fille, dans sa maison de pierre ? Expatrié dans le Midi ? Ou bien quelque part dans le cimetière, tout au bout de la ville ? Parfois, au détour d’une rue, quand la bruine frappe mes yeux ou que le brouillard donne aux maisons de briques sombres un aspect fantomatique, je crois percevoir la grande silhouette courbée de Louis qui s’avance d’un pas traînant. Mais ce n’est qu’une illusion !