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Petite Histoire lilloise de l’Internationale

Premières éditions de l’Internationale.

Les paroles de l’Internationale ont été écrites en 1871. Nous sommes à Paris, à la fin de de la parenthèse sanglante de la Commune. Eugène Pottier, l’auteur du texte, est un militant de la Section française de l’Association internationale des travailleurs. Il avait joué un rôle important dans l’épisode insurrectionnel de la Commune de Paris. Poète, peintre et dessinateur d’origine modeste, il fera  partie des quatre-vingt-douze membres élus de la Commune. La répression des « Communards », comme les appelait le gouvernement Thiers, réfugié à Versailles, sera sanglante. Le chiffre est controversé mais il est de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers de déportés ou fusillés pour l’exemple, souvent à l’aide des lourdes mitrailleuses de l’Armée française. Adolphe Thiers est bien connu dans le Nord, car il deviendra par la suite le Président du Conseil d’administration de la Compagnie d’Anzin, la plus grande entreprise minière mondiale de l’époque. Elle servira de modèle à Emile Zola pour son roman, Germinal. Quant à Eugène Pottier, il sera l’un des rares à échapper au massacre ou au Bagne. Il pourra s’exfiltrer à Londres, puis en Amérique. On n’entendra plus parler de lui. Enfin presque, car ses textes continuent à se distribuer sous le manteau dans les réunions politiques ou syndicales plus ou moins clandestines. 

Pierre Degeyter, Eugène Pottier et Gustave Delory, les principaux protagonistes de l’histoire.

Il faudra attendre 17 ans pour que ce texte, qui faisait partie de l’histoire de la Commune de Paris, resurgisse à Lille. C’est en 1888, un an après le décès d’Eugène Pottier. Gustave Delory est alors le Secrétaire de la section lilloise du Parti Ouvrier de France (l’ancêtre du Parti Socialiste et du Parti Communiste). Accessoirement il est dirigeant d’une chorale ouvrière, « La Lyre des Travailleurs. » Lors d’un congrès du Parti, il découvre le texte et le ramène à Lille. Il voudrait bien en faire un hymne pour sa section locale et cherche quelqu’un capable de lui composer la musique. L’un des membres du POF propose ses services. Il s’appelle Pierre Degeyter. Il vient de Belgique. Il habite le quartier Moulins, mais travaille dans une usine de construction ferroviaire, à Fives, dans la banlieue lilloise. Il a appris la musique au Conservatoire de Lille en suivant les cours du soir. C’est aussi le Chef de cœur de « La Lyre des Travailleurs », la chorale du Parti Ouvrier. La légende raconte qu’il n’a fallu que quelques heures à Degeyter pour composer la musique de l’Internationale. L’hymne est exécuté pour la première fois le 23 juillet 1888 dans l’estaminet « À la Liberté », 21 rue de la Vignette, le siège de « La Lyre des Travailleurs ». 

Ironie de l’Histoire, il ne reste plus rien de cette minuscule ancienne rue de Saint-Sauveur et l’artère qui la remplace se nomme désormais Gustave Delory, né dans une cave insalubre de ce vieux quartier historique. L’Internationale rencontre un certain succès auprès des chorales ouvrières du coin, à tel point que les éditions lilloises des frères Boldoduc décident d’en imprimer 6000 exemplaires. Le début est laborieux mais bientôt, ce chant devient viral… à Lille et ailleurs ! La partition de l’Internationale se vend désormais comme des petits pains. En1889, elle devient l’hymne officiel de la Deuxième Internationale. Il n’était pas bon, à Lille, d’afficher des idées révolutionnaires. C’est la raison pour laquelle Pierre Degeyter n’avait fait coucher sur la partition Boldoduc que son simple patronyme, « Degeyter ». Mais un jour, lors d’un banquet de Sainte-Cécile très arrosé du Parti Ouvrier de France, Gustave Delory déclare : « Je ne remercierai jamais assez notre camarade Pierre Degeyter d’avoir composé cet hymne magnifique qu’est l’Internationale ». Bien entendu il y avait des mouchards du Patronat dans la salle et Pierre Degeyter est licencié sur le champ. L’ouvrier-musicien est inscrit à l’encre rouge dans la liste des indésirables du patronat lillois. Degeyter va trouver un petit boulot très mal rémunéré chez un artisan menuisier du coin, où il fabrique « des escaliers », voire « des cercueils ». Il n’a d’autre ressource que de s’expatrier. Il trouve un travail obscur à la mairie de Saint-Denis, dans la banlieue parisienne. Cet exil forcé de la capitale des Flandres va lui causer bien des soucis. L’Internationale est devenue un tube planétaire, très côté sur le marché et profitable à celui qui l’imprime et en possède les droits. A Lille, Gustave Delory dirige une petite imprimerie qui fonctionne en symbiose avec le POF. Il imprime des partitions de L’Internationale à tour de bras. Mais sur le marché mondialisé les bénéfices potentiels sont bien plus considérables. Delory négocie pour une bouchée de pain les droits d’auteur du texte auprès de la veuve d’Eugène Pottier. Reste le problème de la musique ! Delory a son idée. Pierre Degeyter a un petit frère, Adolphe qui habite le quartier Moulins.

Dans les années 1900, sortie des ouvrières des filatures Wallaert, dans le quartier Moulins où travaillait Adolphe Degeyter.

Il est ouvrier dans une grande filature. Ce n’est pas un mauvais garçon, mais il ne refuse jamais un verre. Quand il a trop bu, on peut lui faire signer n’importe quoi. C’est ainsi que le 7 janvier 1904, il rédige sous la pression une lettre où il prétend être le véritable auteur de l’Internationale : « J’ai composé la musique de l’Internationale au mois d’avril 1888, deux mois après le décès de ma mère. »Dans la foulée, il cède ses « prétendus droits musicaux » au Parti Ouvrier Français. Désormais, à Lille, la partition sera imprimée en mentionnant le nom d’Adolphe Degeyter. D’autres éditeurs emboiteront le pas mais un certain nombre ne le feront pas et indiqueront sobrement le nom de « Degeyter. » C’est le début d’un procès interminable où les deux frères se disputent la paternité de la musique de la partition. En 1914, une décision de justice déboute Pierre de ses droits. Mais, bientôt, c’est la   Guerre ! Elle va être une trêve dans ce combat fratricide. Elle absorbe toutes les énergies et décide du destin des hommes. Lille est occupée. Gustave Delory, ancien maire socialiste, considéré comme mal-pensant par les allemands est désigné comme otage à la moindre occasion. Bientôt, il sera même déporté outre-Rhin, dans un camp au régime très sévère. Pour des raisons voisines, Adolphe Degeyter est déclaré atteint du typhus par l’Occupant. Ce n’est pas vrai mais ce militant socialiste est perçu, comme un adversaire de l’Allemagne. Il doit être transféré à l’extérieur de la ville dans un mouroir où sont regroupés les malades contagieux du typhus, du choléra et de la tuberculose. Plutôt que d’affronter une agonie longue et dégradante, Adolphe Degeyter préfère se donner la mort. Il n’est pas le faux-frère que l’on dépeint souvent. Il est influençable, mais nourrit des remords quant au rôle qui a été le sien dans l’affaire de l’Internationale. Le 27 avril 1915, quelques mois avant son suicide, malgré l’interdiction de faire passer en zone libre tout document et les risques encourus, il envoie à son frère une lettre : « Cher frère, Je n’ai jamais fait de musique, encore moins l’Internationale. Je n’ai pas cru tant mal faire en signant ce papier ». L’affaire n’est pas close pour autant. Après-Guerre,Gustave Delory redevenu maire de Lille, fait ériger une belle dalle de marbre sur la tombe d’Adolphe, enterré à la va-vite en 1916. 

La pierre tombale d’Alfred, dans le cimetière de Lille-Sud.

Le 1er mai 1920, ses camarades socialistes sont très nombreux devant la sépulture du présumé musicien pour honorer sa mémoire et lui rendre les honneurs prolétariens. C’est l’occasion pour Delory de prononcer un beau discours afin de célébrer « le camarade Degeyter, mort à Lille pendant l’Occupation allemande ». Son camarade de Section, César Daussy, lit un poème spécialement composé pour l’occasion :

« Chétot un homme, ne portant que casquette


Eud. s’in métier chéto un forgeron,


Bien estimé par eus, franchise honnête,


Comm. instrumint i juo du piston.


Après s’journée y faijeot d’ l’ musique.


Il a fait nait’, chose qui n’est point banale


Un nouviau monde pus grand queul l’République


In écrivant l’air d’ « L’Internationale ».

Ce fut vraiment une belle cérémonie.  « On sait qu’Adolphe Degeyter est l’auteur de la musique du chant révolutionnaire », écrivait le lendemain, Le Grand Hebdomadaire illustré de la Région du Nord, 2 mai 1920. « Le nom de Degeyter restera attaché au souvenir des luttes sociales de notre temps. »

Mais presque 20 ans après le début du litige, le 23 novembre 1922, la Justice reconnaît que « Pierre Degeyter est l’auteur de la musique de l’Internationale », rétablissant ainsi le néo-Dionysien dans ses droitsPierre Degeyter devient une célébrité et même un symbole du monde ouvrier. Son Internationale est devenue l’hymne de centaines de millions de prolétaires de tous les pays. Elle sera même un temps l’hymne officiel de l’URSS.  En 1927, Staline invite Pierre Degeyter à Moscou pour la célébration du dixième anniversaire de la Révolution d’octobre. Ce fut l’occasion d’une interprétation mémorable de l’Internationale par l’orchestre et le chœur de Moscou avec, au pupitre, le Chef Pierre Degeyter. L’auteur de l’Internationale ne profita pas longtemps de sa célébrité et de ses droits retrouvés.  Il décède à Saint-Denis le 26 septembre 1932. Il a continué d’y mener jusqu’à la fin une vie d’ouvrier modeste. Il cède tous ses droits sur l’Internationale dont il n’avait pas voulu profiter lui-mêmeà une maison d’édition amie. 

L’enterrement de Pierre Degeyter, à Saint-Denis.

Pour son enterrement, tout Saint-Denis est sur le pont. Plus de 50 000 travailleurs vont suivre le char funèbre fendant la foule recueillie. Le jugement de 1922 n’arrêtera pas complètement la polémique sur la paternité des droits. Ce sera l’occasion de points de friction entre la SFIO choisie par Delory et le jeune Parti Communiste naissant auquel Pierre Degeyter avait adhéré. Ce n’est que dans les années 1980 que sur la pierre tombale du monument d’Adolphe, dans le cimetière de Lille-Sud, on effaça l’épitaphe : « Adolphe Degeyter, Compositeur de la musique de l’Internationale ».  La musique de Degeyter n’est rentrée dans le domaine public qu’en septembre 2017. Jusqu’à cette date, la SACEM a exercé une chasse féroce contre les impudents tentés d’utiliser cette musique sans son autorisation sonnante et trébuchante. Finalement, le seul à ne pas avoir profité de cette manne a été l’auteur lui-même !

Fresque murale dans le quartier de Fives où travaillait Pierre Degeyter dans les années 1880.

Aujourd’hui, à Lille, ces vieilles histoires de l’hymne révolutionnaire, né dans le quartier Saint-Sauveur sont apaisées. Gustave Delory comme Pierre Degeyter ont des places et des rues qui portent leurs noms. Lors des fêtes, un Géant à l’effigie de Pierre Degeyter sillonne la ville. Les partis politiques – de gauche – n’utilisent plus guère l’Internationale : un chant trop révolutionnaire… décalé de la sphère médiatique et qui risque de faire fuir les électeurs !

Bibliographie : Jacques Tint, La CommuneRevue d’Histoire de l’Association des Amis de la Commune 1871, N° 4 – septembre 1976.

Archive audiovisuelle :

Pierre Degeyter à Moscou

https://www.cinearchives.org/Catalogue-d-exploitation-HISTOIRE-DU-PARTI-COMMUNISTE-FRAN%25C3%2587AIS_-1920-1935-494-98-0-1.html?ref=f31470e70cb3b6f54352bd5d6baeb4b1