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La période 1846 – 1847 a été déterminante pour l’évolution de la photographie mondiale et plus encore pour Louis-Désiré Blanquart-Évrard, à l’origine de ce basculement des usages dominants de la photographie.

Daguerre versus Talbot

Sans revenir jusqu’à la première photographie de Nicéphore Niepce (1827), commençons l’histoire à la décennie suivante. À partir de 1834, William-Henri-Fox Talbot, physicien émérite et mathématicien anglais travaille à un nouveau procédé où l’image négative, naturellement produite dans la chambre noire, est fixée sur support papier, à partir duquel, par contact et exposition devant une source lumineuse, on produit son image inversée, le positif, qui rétablit les vraies valeurs de la scène photographiée. Talbot nomme ce nouveau procédé le Calotype. Il en dépose le brevet en 1841, le modifie en 1843 et garde jalousement son secret.

En 1837, le français Louis Daguerre, un décorateur de théâtre, met au point un procédé alternatif, sur plaque métallique, où l’image – autopositive – est révélée à l’aide de vapeurs mercurielles. Il l’intitule en toute simplicité, le Daguerréotype. Le 7 janvier 1839, il communique officiellement son invention à l’Académie des sciences de Paris. Aussitôt, William-Henri-Fox Talbot, tente de faire reconnaître l’antériorité de ses travaux. Mais le Calotype et le Daguerréotype sont vraiment trop différents. Le procédé de Talbot n’en est qu’à ses balbutiements. L’éminent universitaire anglais ne sera pas entendu.

Il s’agit de l’un des premiers daguerréotypes de Louis-Jacques-Mandé Daguerre et probablement de l’une des premières photos du monde. En tout cas, c’est celle où pour la première fois on observe un personnage vivant (en bas à gauche de la photo). L’artiste a campé sa chambre photographique devant la fenêtre de son atelier, 5 rue des Marais à partir de laquelle on observe le boulevard du Temple. On sait qu’il a montré la photo en 1839 à Samuel Morse, l’inventeur du télégraphe car celui-ci écrit dans le « New York Times » de cette même année : « Les objets en mouvement ne s’impressionnent pas. Le boulevard, si constamment rempli d’une cohue mouvante, de piétons et de voitures, était parfaitement désert, à l’exception d’un individu qui était en train de faire cirer ses bottes. Ses pieds durent rester immobiles. En conséquence, ses bottes et ses jambes ont été bien définies, mais il n’a ni corps ni tête, car ceux-ci étaient en mouvement. » À cette époque, le temps de pose d’une photographie nécessite environ une quinzaine de minutes.

À part, quelques tentatives marginales et sans lendemain comme le « positif direct » d’Hippolyte Bayard, 1840, (une sorte de daguerréotype sur support papier), ce sont ces deux procédés qui vont occuper les devants de la scène jusqu’au milieu des années 1840. Le daguerréotype, connaît très vite un essor considérable en France – où il est libre de droits et brevets – mais beaucoup moins en Angleterre où Daguerre a pris la précaution de protéger son invention. Le Calotype se développe honorablement en Écosse, mais reste très confidentiel dans tout le reste de l’Europe, surtout en France, même si quelques-uns – appartenant le plus souvent à l’élite du monde de la photographie – sont conquis par ce procédé venu d’outre-Manche.

Dans les années 1840, le Daguerréotype prend clairement le pas sur le Calotype. 

Certains diront que c’est parce que l’ancien décorateur de théâtre avait été favorisé par le gouvernement français et son instrument, l’Académie des sciences de Paris, mais les véritables raisons sont à rechercher du côté de la commodité de ce procédé qui séduit les amateurs comme les professionnels. Plusieurs commerces, proposent un matériel en kit (appareils de prise de vue et chambre mercurielle, supports, produits chimiques, mode d’emploi) – à commencer par la maison Giroux – qui n’est autre que celle du beau-frère de Daguerre, à un prix suffisamment abordable pour convaincre une grande part de la clientèle. Le procédé Daguerre, ouvert à tous, va bénéficier d’améliorations importantes et parfois inattendues. L’opticien parisien Charles Chevalier va mettre au point la première optique composite produite dans le Monde (deux lentilles accolées sans diaphragme). Elle est supérieurement lumineuse pour l’époque, ce qui va permettre d’abaisser, considérablement le temps d’exposition lors de la prise de vue. Antoine Claudet, un photographe français mais qui travaille à Londres, va améliorer chimiquement la sensibilité des plaques métalliques de telle sorte que le temps d’exposition qui était de l’ordre de 15 minutes en 1840 va être abaissé à quelques fractions de seconde à la fin de la décennie.

En 1843, William Henry Fox Talbot, va également photographier les boulevards parisiens. Il était venu à Paris pour présenter son Calotype à l’Institut de France et négocier les droits de son invention auprès des investisseurs français . Il n’obtint que de maigres résultats, mais ramena en Angleterre cette magnifique image du Paris du milieu du XIXe siècle, prise de sa fenêtre de l’Hôtel de Douvres, à l’angle du boulevard des Capucines et de la rue de la Paix. Il la publia l’année suivante dans le deuxième tome de son livre photographique – le premier au monde – The Pencil of Nature (1844). Comme pour la photographie précédente, les voitures hippomobiles, à l’arrêt sur le boulevard, sont bien définies de même que les immeubles comme ceux de la rue de la Paix, à l’arrière-plan, mais les piétons sont invisibles. Le temps d’exposition du cliché est comparable à celui du daguerréotype de 1839. Il y a dans ces photos réalisées avec ce procédé « négatif – positif » utilisant un support papier, une sorte de vibration qui tient à la structure même du papier employé, et qui donne à ces images une dimension artistique. Encore aujourd’hui, certains photographes pratiquent le calotype pour son rendu particulier.

À l’inverse, corseté dans ses brevets, le procédé Talbot fait du sur-place. Il « révèle » même à l’usage quelques vices cachés. Voici ce qu’en pense Louis-Désiré Blanquart-Évrard au début des années 1850 : « Les épreuves présentées à l’appui de sa communication par Monsieur Talbot étaient loin de rivaliser avec celle de Monsieur Daguerre… La durée d’exposition était trop longue pour qu’on pût songer au portrait. Il était bien rare qu’une épreuve fût achevée sans qu’il se produise des taches. [Ces tirages] manquaient de vigueur, la succession des plans n’était pas accusée, les demi-teintes manquaient complètement. Il n’y avait pas de gradation dans le passage des lumières aux ombres. De plus, le dessin n’avait pas de profondeur et manquait de solidité. Il n’était pas rare qu’une épreuve fut complètement effacée deux ou trois ans après sa préparation ». [1] Blanquart-Évrard, à l’origine d’un procédé alternatif, ne saurait bénéficier du statut d’observateur objectif. D’un autre côté, sa science de la photographie dans tous ses procédés connus, qu’il a démontrée dans divers livres ou conférences pendant trente ans, était indiscutable. Il y avait cependant un point sur lequel le procédé Talbot était infiniment supérieur à celui de Daguerre – et Blanquart était le premier à en avoir conscience – c’est que, dans le Daguerréotype l’épreuve obtenue est unique et non reproductible tandis que dans le cas du Calotype, à partir du négatif papier on peut tirer un nombre infini de positifs et envisager d’introduire la photographie dans le processus de l’Édition.

Talbot versus Blanquart

 Si, au début des années 1840, le Daguerréotype remporte très largement la partie, chez les amateurs comme chez les professionnels, quelques-uns déplorent les limites du procédé. Ils ont l’intuition que c’est plutôt du côté de Talbot que pourrait s’écrire la suite de l’histoire. L’opticien parisien, Charles Chevalier, qui compte dans sa clientèle tous les grands photographes de l’époque, écrit à Talbot : « À Paris, on admire vos épreuves et les artistes seraient bien heureux de posséder votre secret qui leur rendrait bien des services dans leurs voyages. » Jean-Baptiste Biot, Académicien français, met en garde le scientifique anglais ; « Si on parvenait à trouver un papier qui, avec une belle sensibilité reproduise les ombres et les clairs à leurs vraies place, ce serait, je crois, une invention d’une grande importance pour les voyageurs. Vous devez être, Monsieur, le plus avancé sur cette route. Ne vous laissez pas dépasser. »  

Mais Talbot n’a cure de ces conseils et n’a nullement l’intention d’améliorer son procédé qu’il juge, personnellement, excellent. Il consacre tous à ses efforts à la promotion commerciale du Calotype et à la vente de ses brevets. C’est ainsi, qu’après une campagne de prise de vue dans le nord de la France et en Belgique qui fera date dans l’histoire de la photographie, on le retrouve, au mois de mai 1843, à l’Institut de France de Paris accompagné de son fidèle assistant, Nicolaas Henneman.

Les deux hommes, devant un parterre choisi, vont faire la démonstration des avantages de leur méthode. Cette « Campagne de France », ne produit que des effets limités. Seul le marquis Eugène de Bassano, un investisseur très en vue [2], achètera la licence de Talbot. William-Henri-Fox reste à Paris pour assurer la formation photographique du marquis. Les projets de ce dernier sont grandioses. Il imagine lancer une nuée de photographes dans tous les lieux remarquables de la France pour éditer des livres sur le modèle de ceux que le Britannique a en préparation. [3] Encore faut-il former tout ce beau monde. Dans une maison vétuste de la place du Carrousel, face aux Tuileries, Talbot et Bassano ouvrent un institut de formation éphémère au nom pompeux : « École Normale de Photographie ».

La place du Carrousel, face aux Tuileries, au milieu du XIXe siècle

On murmure que parmi les heureux élus, cooptés par le marquis, figuraient des noms célèbres tels que ceux d’Hippolyte Bayard et de Victor Regnault. Après les trois semaines passées en France à dispenser ses cours, [4] Talbot retourne en Angleterre. Ses efforts méritoires ne furent pas vraiment récompensés. La production du marquis, pendant les deux ans que lui accordait la licence, fut très limitée. Bassano se plaignait, à qui voulait bien l’entendre, de cette méthode Talbot, compliquée, aux résultats aléatoires qui rendaient vaine toute exploitation commerciale sérieuse. Mais, les différentes séquences de communication de William-Henri-Fox Talbot – en 1839 comme en 1843 – avaient contribué à faire connaître, en France, auprès d’un cercle d’initiés, les bases et même parfois des subtilités de sa méthode… de telle sorte que le procédé Talbot, réputé impénétrable, était devenu à Paris un « secret de polichinelle. »

C’est alors que, sur la scène de la photographie mondiale, apparaît un nouveau personnage. Il suit assidûment les travaux de l’Académie des Sciences de Paris, mais il n’est pas Parisien. C’est un daguerréotypiste de la première heure mais il n’est pas photographe professionnel, car son champ d’activité principale est celui du commerce et des affaires. Il connaît très bien la chimie pour avoir suivi les cours de Frédéric Kuhlmann dont il a même été, pendant plusieurs années, l’assistant, mais il n’est pas Universitaire. Tous ces handicaps cumulés semblent rédhibitoires. Pourtant ce Lillois va bouleverser l’histoire mondiale de la photographie. Il se nomme Louis-Désiré Blanquart-Évrard.

Le 28 septembre 1846, le compte rendu de séance de l’Académie des Sciences de Paris indique que « Monsieur Blanquart-Évrard adresse, de Lille, deux spécimens d’images photographiques sur papier, images qui représentent la même scène, mais qui diffèrent notablement d’intensité. L’auteur annonce que ces différences dépendent entièrement de la volonté de l’auteur.»  Il y aura d’autres envois…  Le compte rendu du 7 décembre précise : « Monsieur Arago présente, au nom de Monsieur Blanquart-Évrard,  une suite de belles images photographiques sur papier.  L’auteur annonce l’intention de rendre public son procédé si l’Académie, satisfaite des résultats qui lui sont soumis,  pense que (sa) description puisse trouver place dans ses comptes-rendus. » le 11 janvier 1847,  Arago  annonce  qu’il a reçu « la description du procédé au moyen duquel ont été obtenues les images photographiques sur papier » et aussitôt  Blanquart fait parvenir aux académiciens une nouvelle communication intitulée  « Procédés employé pour obtenir des épreuves photographiques sur papier. » Elle sera publiée dans le compte-rendu de la séance du 27 janvier.

Ce rapport très minutieux décrit, étape par étape, le processus d’élaboration des images que propose le Lillois. Il fait l’effet d’une bombe.  Ce qui frappe les académiciens ce n’est pas l’utilisation de substances nouvelles ou de procédés totalement inconnus, mais avant tout les résultats obtenus. Les images de Blanquart sont d’une qualité jamais vue auparavant. Elles ont été produites en utilisant des durées d’exposition incroyablement courtes pour un « procédé papier » : le temps de pose est de l’ordre d’une quinzaine de secondes, contre plusieurs minutes pour le procédé Talbot. La méthode Blanquart  –  à l’instar du procédé Daguerre  – autorise la réalisation de portraits. Cumulant les avantages des deux procédés connus, la proposition du Lillois a tout pour plaire. Elle ouvre de nouvelles perspectives que Blanquart ne manque pas de mettre en avant : « La facilité d’exécution,  la certitude de l’opération,  l’abondante  reproduction des épreuves [….] doivent, dans un temps prochain, faire prendre à cette branche de la photographie une place importante dans l’industrie […] Elle procurera aux savants  des dessins exacts, de mécanique, d’anatomie, d’histoire naturelle ; aux historiens, aux archéologues , aux artistes, des vues pittoresques, des  études d’ensemble et de détail des grandes œuvres de l’art antique et du Moyen Âge. »

L’accueil favorable réservé par l’Académie des Sciences de Paris à Blanquart met Talbot en furie : « Étrange erreur de Monsieur Blanquart-Évrard. Il se croit l’auteur de ma découverte», écrit-il. « C’est une hallucination dont il n’y a guère de semblable dans l’histoire de la science. […] (Cela) « constitue de façon flagrante un acte de piraterie ». Ce point de vue est relayé en France par un certain nombre de voix, expertes en Calotype et notamment celle du physicien et astronome Léon Foucault qui dans le journal Les Débats publie une chronique tellement fine et documentée que l’on est en droit de le soupçonner d’avoir fait partie du cercle des heureux élus, désignés naguère par le marquis de Bassano et à qui, au sein de l’« École Normale de Photographie », William-Henri-Fox Talbot et Nicolaas Henneman avaient transmis leur savoir, quatre ans auparavant.

Pour répondre à la polémique, initiée par Talbot et les journaux anglais, l’Académie des Sciences propose alors que le procédé Blanquart puisse être évalué par une commission mixte d’experts inattaquables, composée de membres de l’Académie des Sciences et de l’Académie des Beaux-Arts de Paris. Elle suggère que Blanquart vienne lui-même faire communication et démonstration de son procédé. La commission est réunie au Collège de France en avril 1847. Elle est constituée de Messieurs Hersent, président, Biot, Regnault, Dumont, Petitot,  Debret, Le Bas,  Gatteaux,  Baron,   Desnoyers et Picot.   Le cercle des auditeurs a sans doute été beaucoup plus large que celui des seuls membres de la commission comme l’atteste un certain nombre de photographies prises à cette occasion.

Pendant trois jours, Blanquart va expliquer, photographier, développer, exposer ses épreuves toutes fraîches, qui, pour la plupart, sont des portraits des auditeurs de cette communication mémorable. Le résultat est époustouflant et Blanquart réussit son examen haut la main. Un critique, particulièrement inspiré, écrira : « Louis-Désiré Blanquart-Évrard a réveillé la Belle au bois dormant. ». Réunie le 19 juin 1847, la Commission publie son verdict : « Le procédé de Monsieur Blanquart ne diffère pas sensiblement de celui de Monsieur Talbot sous le rapport des substances impressionnables ni sur leurs proportions, mais il est essentiellement différent dans les manipulations. Le procédé de Monsieur Blanquart a paru plus certain que celui de Monsieur Talbot aux membres de la Commission qui ont eu l’occasion d’expérimenter les deux. Il permet d’obtenir des effets que nous n’avions jamais rencontrés dans le procédé du physicien anglais. Monsieur Blanquart a très notablement perfectionné la fixation des images. Nous avons vu un très grand nombre de belles épreuves de Monsieur Talbot qui sont remarquables par leur netteté, mais les portraits de ce photographe sont loin de présenter la même perfection. Ils sont très inférieurs à ceux de Monsieur Blanquart-Évrard, qui sont sous les yeux de l’Académie. Les résultats obtenus par le procédé de Monsieur Blanquart dépasse tout ce qu’elle a vu dans le genre. »

L’une des photos, souvenir du passage de Louis Désiré Blanquart-Évrard au Collège de France, en avril 1847. L’ambiance décontractée ressemble plus à celle d’une colonie de vacances qu’à ce qu’on imaginerait de la part d’académiciens. On reconnaît le goût de Blanquart pour la mise en scène avec ses personnages soigneusement disposés, différenciés par leurs attitudes. Au centre, avec une casquette, c’est Victor Regnault. Il était chargé d’un cours de photographie au Collège de France et beaucoup pensent qu’il avait fait partie de l’aventure de l’École Normale de Photographie. La rédaction du compte-rendu de la commission mixte des deux académies : « Le procédé de Monsieur Blanquart a paru plus certain que celui de Monsieur Talbot aux membres de la Commission qui ont eu l’occasion d’expérimenter les deux », est dans la circonstance, tout à fait savoureuse. Le personnage derrière lui, un peu plus âgé, c’est Jean-Baptiste Biot, un autre académicien. A gauche, c’est probablement Hippolyte Fizeau, astronome et physicien. À droite le personnage n’est pas pour l’instant identifié. On notera que seuls les deux sujets centraux sont membres de la commission.

Ce blanc-seing des deux Académies va faire taire, en France, une grande partie des critiques… mais pas toutes ! En Angleterre, en revanche, le nom de Blanquart est voué aux gémonies. En 1851, alors même qu’il vient d’ouvrir l’Imprimerie Photographique, de Loos et que son premier album est un immense succès qui lui vaut tous les honneurs, il reçoit à l’exposition universelle de Londres un accueil glacial. Régulièrement, dans la presse anglaise, des articles attaquant le « Pirate Blanquart », sont publiés. Ils sont repris comme argent comptant par des membres influents de la direction de la Société Héliographique – société à laquelle Blanquart n’a jamais voulu adhérer – et qui à travers son journal, La Lumière, est le bastion de la défense du Calotype sur le territoire français. Le « Climax » de cette campagne d’opinion est sans doute la parution, en 1864, d’un livre d’Alexandre Ken [5]qui soutient la thèse suivant laquelle le Lillois aurait « volé » l’invention de Sir William-Henri-Fox Talbot : « Un des préparateurs de Monsieur Talbot avait suivi toutes les opérations qui s’accomplissaient dans le cabinet du savant», écrit Ken. « Il fut poussé par la cupidité à faire de l’argent de son savoir (…) vendant à qui voulait les payer les secrets du maître. En 1846, il arrivait à Lille. Une société de photographes fort zélés s’y était formée, composée en grande partie de personnages ayant des occupations plus sérieuses, qui ne demandaient au daguerréotype qu’une intéressante distraction. Le cercle acheta les procédés offerts par l’ancien préparateur de Monsieur Talbot, et bientôt, de nombreuses bonnes épreuves sur papier remplacèrent, à Lille, les anciens portraits sur plaque. »  

On remarquera qu’avec une grande prudence, le garantissant d’éventuelles retombées judiciaires, Ken ne cite jamais le nom de ce mystérieux « préparateur ». Ce n’est pas le cas de l’abbé François, Napoléon, Marie, Moigno cofondateur de la Société Héliographique et directeur de la revue Cosmos, ennemi juré de Blanquart qui ne prend pas autant de précautions. En 1850, il raconte le premier cette histoire et cite le nom de « Tanner » assorti d’une autre date pour l’épisode lillois, 1844. [6] Nous aurons l’occasion, dans la suite de l’article, de développer avec précision le point de vue de l’abbé Moigno qui est à l’origine de tous les textes – celui d’Alexandre Ken compris – qui relatent cet épisode Tanner.

La qualification de Tanner, qui aurait été l’« ancien préparateur de Monsieur Talbot », demande à être vérifiée. Au début des années 1840, le nom de Tanner n’est mentionné nulle part dans l’entourage du scientifique anglais. En 1844, et avant, l’assistant de Talbot ne s’appelait pas Tanner mais Nicolaas Henneman. Il a occupé cette fonction de 1838, jusqu’à la fin de carrière de Talbot. Le cercle des calotypistes parisiens et la Société Héliographique de l’abbé Moigno étaient bien placés pour le savoir puisque, pour certains de leurs membres, Nicolaas Henneman avait été leur professeur dans le Paris de1843, à l’«École Normale de Photographie ». D’ailleurs, pour le Liverpool and Manchester Journal, de 1857, qui – à propos du rôle supposé de Tanner – s’appuie, comme ses confrères français, sur les affirmations de l’abbé Moigno, Tanner n’aurait pas été du tout l’assistant de Talbot mais un photographe anglais établi sur le Continent. Il aurait obtenu la recette du Calotype, au début des années 1840, par l’intermédiaire de l’un de ses amis, un Irlandais, fabricant d’instruments optiques, établi à Londres, qui la lui aurait envoyée par courrier. Selon cet Irlandais, Tanner l’aurait d’ailleurs modifiée pour obtenir des résultats plus rapides et de meilleure qualité que ceux de Talbot. Pour d’autres, Tanner aurait tout simplement fait partie de la promotion des apprentis-photographes du cours de l’«École Normale de Photographie » de Paris. Cette histoire est rocambolesque. Elle est digne d’un roman d’Agatha Christie.   Malgré toutes les réserves qu’aurait dû dicter une attitude prudente, il a suffi de la parution de quelques textes en Angleterre et en France, pour que ce sombre épisode de Tanner devienne une vérité scientifique que l’on retrouve au détour de tous les articles savants, dès qu’on parle de Blanquart-Évrard, de 1850 jusqu’à aujourd’hui !

La suite de l’histoire de la photographie mondiale va aller dans le sens de la direction imprimée par Blanquart dans les années 1846 – 1847. En 1847, Niepce de Saint-Victor – le neveu de celui qui, en 1827, réalisa la première photographie du Monde – a l’idée de mettre au point le premier négatif sur verre, ce qui évite beaucoup de manipulations périlleuses, nécessitant des châssis parfois capricieux. En 1850, Gustave le Gray – un autre « imposteur », moins connu que Blanquart – invente la plaque au collodion humide, sur verre, mais ne fait rien de son invention.

En 1851, Frédérick-Scott Archer met au point le procédé. Il permet d’obtenir des images avec un grain très fin et des temps d’exposition très réduits, ce qui relègue le Calotype traditionnel (avec négatif papier), au rang des antiquités. Notons que l’Universitaire anglais refusa de breveter son procédé car il voulait « en faire don à l’humanité ». En 1885, Georges Eastman-Kodak, exploitant différents brevets, remplace le verre par du celluloïd, puis en 1888 commercialise le Roll-film, qui annonce les pellicules modernes qui vont être employées jusqu’aux années 2000, moment où le procédé « négatif-positif » est remplacé par le Numérique. Certains, nostalgiques, utilisent encore aujourd’hui cette vieille pellicule, en «120 » ou en « 620 », dans leur Hasselblad ou leur Mamya, dont ils ne se sépareraient pour rien au monde ! De Talbot jusqu’aux années 2000, le procédé « négatif–positif » a dominé le Monde. Blanquart, en le rendant utilisable, est un maillon important de cette révolution. Si Blanquart a contribué au succès de la photographie moderne chez les amateurs, les professionnels et dans la Presse, en revanche, il semble qu’il ait perdu le combat de la « Critique. »

Blanquart versus « La Critique »

Avec les années qui s’écoulent, le débat s’apaise quelque peu dans le monde anglo-saxon – notamment aux États-Unis – où l’appréciation portée sur le rôle de Blanquart devient plus mesurée, mais, pas en France où le nom de Blanquart-Évrard déclenche immédiatement quolibets et sarcasmes. « Subtilisation du Calotype par Blanquart-Évrard » ; « Pirates et contrebandiers », peut-on lire en titre dans la même publication récente [7]pour évoquer cette période 1846 -1847 où le Lillois s’est invité sur le devant de la scène. Ces reproches se fondent, bien entendu, sur l’épisode Tanner, développé ci-dessus, où le « pirate » Blanquart aurait constitué avec le « contrebandier » Tanner une association de malfaiteurs destinée à « subtiliser » la propriété légitime de Talbot. Mais elle se focalise aussi sur les propositions techniques des années 1846-1847 formulées par Blanquart. Elles n’auraient rien apporté de nouveau à la photographie, à l’inverse de Talbot, inventeur de génie. Cela mérite qu’on s’y arrête quelques instants.

La grande idée, de Talbot, c’est d’avoir imaginé, à partir d’une image négative, obtenir par contact un positif et garantir à chaque prise de vue sa reproductibilité. Tous les systèmes ultérieurs – hormis le numérique – s’appuieront sur ce principe. Accessoirement, il a mis au point le premier système « négatif-positif », opérationnel mais non dépourvu d’un certain nombre de défauts. Pour élaborer son Calotype, Talbot se fonde sur la chimie. Schématiquement, les étapes de son procédé sont les suivantes : On enduit d’abord une feuille de papier d’iodure d’argent (nitrate d’argent + iodure de potassium) pour la rendre photosensible. Puis, au moment de la prise de vue, on l’enduit de « gallo-nitrate d’argent », suivant la terminologie de Talbot (acide gallique + nitrate d’argent). On expose ensuite la feuille à la lumière dans la chambre noire. On développe l’épreuve dans le même mélange chimique de « gallo-nitrate ». On fixe l’image obtenue à l’aide d’hyposulfite de sodium et, enfin, on lave.  Pour obtenir l’épreuve positive, on recommence ce même processus après avoir insolé la feuille de papier photosensible du « positif », par « contact », généralement, à l’aide de la lumière du soleil. 

Cette présentation du processus du Calotype est très simplifiée. Il est bien plus complexe, si on ajoute tous les détails et « tours de main. » On trouvera, pour plus de précision, une description très précise et claire de ce procédé Talbot (version 1841 – 1843) ainsi que celle du procédé Blanquart-Évrard (1846 – 1847) dans le livre d’Alexandre Ken, cité ci-dessus (p.75 à p. 80). Le Calotype de Talbot s’appuie sur les particularités et la connaissance de trois corps chimiques : les sels d’argent (iodure et chlorure) qui ont la particularité de noircir sous l’action de la lumière ; l’acide gallique, un agent réducteur qui accélère cette réaction ; l’hyposulfite de soude qui dissout les sels d’argent non insolés et joue le rôle de fixateur.

Mais, dès 1802, Thomas Wedgwood, un scientifique et potier anglais, réussit à produire des images de corps translucides qui ressemblent beaucoup aux « photogénics drawings » de Talbot. Il utilise un papier, enduit de chlorure ou d’azotate d’argent. Il est vrai qu’il n’avait pas résolu de manière très satisfaisante, le problème de la fixation. Bien qu’appartenant à la même Société royale de Londres que Thomas Wedgwood, Talbot a toujours affirmé tout ignorer des travaux de son confrère. Quand en 1839, à l’Académie des sciences de Paris, ce dernier conteste l’antériorité de la production d’image photographique à l’aide de composés argentiques à Daguerre, ce n’est peut-être pas lui qui aurait dû le faire mais Thomas Wedgwood. Malheureusement, ce dernier était décédé depuis 1805.

L’hyposulfite de soude permet de fixer les images. C’est un grand progrès que Talbot ne manque pas de souligner dans cette même communication de 1839. Mais, il en avait appris l’existence grâce aux travaux de son confrère John Herschel qui, en 1819, avait découvert les propriétés de ce corps chimique. Herschel était également photographe. C’est lui qui a inventé le nom de « photographie » et les termes de « positif » et « négatif » qui sont passés dans le vocabulaire courant. Il avait mis au point un procédé complet de photographie, qu’il n’avait pas jugé bon de breveter et qui est tombé dans l’oubli. En fouillant dans ses notes, des chercheurs ont récemment découvert qu’il avait réalisé, antérieurement à Talbot, un certain nombre des expériences qui ont permis de mettre au point le Calotype.

Reste l’acide gallique qui, par rapport à 1839 est la grande nouveauté du procédé du Calotype, breveté en 1841. Au début du siècle, Thomas Wedgwood s’en était déjà servi pour réaliser ses photogrammes. En 1838, le grand spécialiste de l’acide gallique, en Angleterre, s’appelle Joseph Bancroft Reade. Selon la légende, en 1839, Talbot aurait eu communication des travaux de son confrère, grâce aux indiscrétions de l’opticien londonien Andrew Ross qu’ils fréquentaient tous deux. Bancroft Reade n’a sans doute pas eu besoin de travailler outre mesure pour connaître la capacité réductrice des sels d’argent de l’acide gallique. Ils avaient été étudiés à fond, dès 1830, par un chimiste français du nom de Théophile-Jules Pelouze. Cet Universitaire, élève de Gay-Lussac, avait publié l’ensemble de ses travaux sur l’acide gallique dans une thèse magistrale soutenue en 1836 et éditée la même année dans le commerce.[8] À cet instant du récit, les événements prennent un tour comique.

En 1830, Théophile-Jules Pelouze est professeur de chimie à l’Institut industriel de la rue du Lombard de Lille. C’est le collègue de Frédéric Kuhlmann dont l’assistant n’est autre qu’un certain Louis-Désiré Blanquart-Évrard. On ne peut totalement exclure, qu’à l’occasion, le chimiste – drapier – photographe ait pu servir d’assistant à Théophile-Jules Pelouze. Le chimiste fait partie des soixante-douze savants dont le nom est inscrit sur la tour Eiffel. Il était membre de la Société savante des Sciences, de l’Agriculture et des Arts de Lille, comme Frédéric Kuhlmann et comme Louis-Désiré Blanquart-Évrard ! Il est probable que, dès le début des années 1830, Blanquart savait plus de choses sur les propriétés réductrices de l’acide gallique que Tanner et Talbot réunis n’en ont jamais su.

Le procédé Talbot, du point de vue de l’histoire de la chimie, n’est pas une révolution totale. C’est un procédé composite qui s’appuie sur des travaux antérieurs et qui, en les réunissant, a ouvert une voie nouvelle dans le domaine de la photographie. L’image du savant génial et solitaire, travaillant sans relâche dans le secret de son cabinet, à la lumière de la bougie, tient plus du mythe littéraire que de la réalité historique.

Le procédé Blanquart ressemble effectivement beaucoup à celui de Talbot. On utilise comme pour le Calotype des sels argentiques (iodure et chlorure), de l’acide gallique et de l’hyposulfite de soude. Les clichés de 1846 sont renforcés par un virage chlorure d’or qui augmente la densité des noirs et produit une dominante agréable pour l’œil. Par rapport à Talbot, le procédé Blanquart est simplifié et diffère surtout par un certain nombre de manipulations. Il est possible que dans sa communication écrite de 1847, Blanquart n’ait pas livré la totalité de ses secrets. En tout cas, après 1851, échaudé par les polémiques, le photographe-industriel est resté muet comme une carpe. On a su cependant que dans son Imprimerie photographique de Loos il n’avait cessé de transformer son procédé – ainsi d’ailleurs que ceux des autres – grâce aux indiscrétions, publiées 20 ans plus tard, de son associé Thomas Sutton.

La méthode Talbot et la méthode Blanquart sont-elles des copies conformes comme le suggère la plupart des Critiques ? C’est possible ! Mais elles produisent des différences indéniables de résultats ! Avec Blanquart, le temps d’exposition est plus court, les manipulations plus simples et plus sûres, le résultat final plus impressionnant. C’est sans doute ce côté convivial et efficace de la méthode Blanquart qui a séduit des photographes comme Salzmann ou Maxime du Camp et fait que les premières images réalisées dans le monde, dans des pays lointains comme la Palestine ou l’Égypte, ont été prises et développées selon la méthode exposée au début de l’année 1847. Cette théorie de la copie conforme des deux méthodes et de leur équivalence quasi absolue est en contradiction avec les standards scientifiques de l’époque.  Elle remet en cause la théorie du déterminisme (« les mêmes causes produisent les mêmes effets ») qui gouvernait la science dans ce milieu du XIXe siècle.

Reste à essayer de comprendre les raisons pour lesquelles Talbot et le Calotype sont hissés au pinacle tandis que Blanquart est relégué dans les basses- fosses, bien que l’évolution de la photographie jusqu’aux années 2000 semble donner quitus à Blanquart-Évrard. Une première hypothèse nous est offerte par la Critique américaine, Abigail Solomon-Godeau, qui critique la « Critique » dans un célèbre article de 1983, intitulé Calotypomania.

Elle propose une bien curieuse théorie. Selon elle, pour résumer, plus une photo est ancienne, plus elle est rare et par conséquent plus elle est chère. Il est donc de l’intérêt des marchands d’art de promouvoir les formes les plus primitives de la photographie pour soutenir le marché de l’art et ils ont besoin pour cela du soutien de « la Critique » qui serait donc, selon cette auteure, dominée par des «Calotypomanes». Elle en veut pour preuve la publication d’un livre de cette année-là, The Art of French Calotype, fruit d’une collaboration entre une historienne d’art, Eugenia Parry et un marchand et collectionneur, André Jammes. « Les historiens de l’art sont réputés se tenir à l’écart du monde du marché de l’art. Mais, dans la pratique, il n’est guère aisé, ni même peut-être possible, de maintenir une telle distance », écrit-elle. «Les historiens de la photographie semblent afficher une candeur virginale face à de telles questions, ce qui correspond parfaitement à leur incapacité à comprendre que l’activité historique se déroule sur un terrain idéologique.» Les historiens de la photographie, interpellés, répondent à l’Universitaire-Critique américaine quelle est une auteure « marxisante », ce qui reste à démontrer, car Abigail Solomon-Godeau défend bec et ongles les brevets déposés par Talbot : « En France, plusieurs petites améliorations techniques apportées par les expérimentateurs locaux (Blanquart-Évrard et Le Gray) ont permis aux tribunaux français de juger que les calotypistes de leur pays n’employaient pas le procédé de Talbot. Ainsi, le calotype a joui en France d’un patronage officiel enthousiaste.»  Pour la Critique américaine, les deux prestigieuses Académies des Sciences et des Beaux-Arts de la France seraient des « tribunaux » tandis que Blanquart-Évrard serait, à l’insu de son plein gré, un « calotypiste ». Il n’est pas précisé à quel moment il cesse de l’être – notamment lorsqu’il va employer des plaques négatives de verre – et si le reste de la photographie mondiale jusqu’aux années 2000 doit être aussi requalifié de « calotypie ». N’étant pas Critique moi-même, il m’est très difficile d’émettre un avis sur ce débat compliqué, mais je le cite pour mémoire.

Blanquart-Évrard avait beaucoup de qualités. Elles lui ont permis d’inventer de nouveaux procédés photographiques, de devenir un membre influent de la Société des Sciences, de l’Agriculture et des Arts de Lille et même d’en devenir le président. Il était intelligent, débrouillard, travailleur, visionnaire. Cela l’a sans doute aidé, en 1847, pour séduire les deux prestigieuses Académies des Sciences et des Beaux-Arts, ce qui restera le plus grand fait de toute sa carrière. Mais il avait aussi beaucoup de défauts aux yeux de ses détracteurs, ce qui le rendait vulnérable. Blanquart était un franc-tireur. S’il était l’un des membres fondateurs de la Société Française de Photographie, il a toujours refusé d’adhérer à la Société Héliographique à qui il reprochait son côté caporaliste. Le Lillois entendait rester seul maître de ses décisions et non pas soumis à celles d’un collectif, dont on sait par définition que ce sont toujours quelques-uns qui tirent les ficelles. Tout le temps qu’a duré la publication du journal La Lumière, une émanation de la Société Héliographique – le seul journal traitant de la photographie – il s’est trouvé sous le feu de critiques influents.

On peut même se demander si ce n’est pas la raison pour laquelle il a fini par mettre en place, en 1851, son Imprimerie photographique. Il voulait démontrer à ses détracteurs l’injustice de leurs critiques. D’ailleurs, cette courte aventure industrielle atteindra partiellement son but. L’année 1851 quand son volume, l’Album photographique de l’artiste et de l’amateur paraît et qu’il se révèle être un grand succès commercial, les critiques de La Lumière s’estompent, d’autant plus que Blanquart est, à cet instant, l’un des annonceurs du journal de la Société Héliographique et que les publicités pour son usine de Loos, procurent des revenus substantiels à La Lumière.

L’ancien magasin de draps et confection de Louis-Désiré Blanquart-Évrard, rue Grande – Chaussée. Aujourd’hui, le crocodile a remplacé le mouton (des Ardennes) du drapier-photographe. Cette ancienne demeure du XVIIIe siècle du Vieux-Lille est aujourd’hui occupée par un magasin Lacoste. La rue Grande – Chaussée était en 1830, tout comme aujourd’hui, un excellent endroit pour implanter une boutique de luxe. Blanquart a toujours souffert de cette image de drapier très éloignée de celle que l’on se fait d’un photographe ou d’un chercheur.
Photo Alain Cadet

Blanquart n’appartenait à aucun des deux corps influents sur ce qu’il convenait de penser en matière de photographie. Il n’était ni universitaire, ni même, à proprement parler photographe, même s’il entretenait des relations très amicales avec beaucoup de membres de ces deux communautés. On pouvait lui reprocher, presque légitimement, une forme « d’exercice illégal de la photographie. ». Cela se lit au détour des textes des « spécialistes » où il est qualifié, tantôt de bourgeois, tantôt de drapier, tantôt d’amateur, ce qui renforce les qualificatifs développés plus haut, copieur, voleur, pirate, calotypiste local. Cette fragilité du statut du Lillois, a été une aubaine pour le clan anglo-saxon qui n’a jamais vraiment digéré que l’invention de Talbot se prolonge en France par une « success story » initiée par un Français. Le « French bashing », tradition anglo-saxonne séculaire depuis la Guerre de cent ans, s’est très facilement décliné en « Blanquart bashing » avec le concours actif de beaucoup d’agents d’influence des corps constitués français.

La certification du Lillois et de son procédé par les deux Académies était à double tranchant. Pour certains, bien que les académiciens fussent tous des scientifiques ou des artistes indiscutables, l’Académie des Sciences comme celle des Beaux-Arts étaient des courroies de transmission du gouvernement. En 1847, la monarchie de juillet vit ces derniers mois et ses derniers gouvernements seront très contestés. Les aspirants à la reconnaissance, se traduisant souvent par une dotation financière, étaient soumis à la décision de l’Académie des Sciences ou à celle de l’Académie des Beaux-Arts. Les candidats étaient très nombreux mais les élus se comptaient sur les doigts de la main. Même Hippolyte Bayard, dont la fonction de chef de service au ministère des Finances aurait dû l’inciter à la plus grande réserve, n’hésitait pas à critiquer les décisions prises par les académiciens. En 1840, pour son procédé « positif direct », après l’avis de l’Académie des Beaux-Arts, il n’avait reçu royalement du gouvernement de Louis-Philippe Ier que la somme de 600 Fr pour solde de tout compte. Dans le même temps, Daguerre, pour le procédé concurrent, était subventionné à hauteur de 10 000 Fr chaque année.

Autoportrait en noyé, 1840, d’Hippolyte Bayard. Il s’agit à la fois de l’une des photographies les plus célèbres du monde et d’une curiosité, du point de vue technique. Ce cliché a été réalisé suivant le procédé « positif direct », mis au point cette année-là. Il s’agit d’une sorte de daguerréotype sur papier où l’artiste s’est représenté en « noyé », à l’image de son procédé qui fut un échec et qui n’avait été financé par le gouvernement, après avis de l’Académie des Beaux-Arts, que de manière symbolique, contrairement à Daguerre qui recevait annuellement une importante subvention.
Société Française de Photographie

Les arbitrages sont toujours des choses délicates qui ne font pas que des heureux. Les académiciens les plus influents étaient parfois contestés par ceux qui estimaient qu’ils n’étaient pas assez bien traités ou bien qui ne partageaient pas leurs options philosophiques ou politiques. Les détracteurs des deux Académies françaises étaient encore bien plus nombreux de l’autre côté du Channel. Depuis 1839, un contentieux s’était développé entre Talbot et l’Académie des Sciences de Paris, lorsque le physicien anglais avait envoyé quelques-uns de ses « photogenics drawing » pour contester à Daguerre l’exploitation de son procédé, il s’était fait retoquer vertement. Bis repetita, voici qu’en 1847, l’histoire recommence avec Blanquart, dont le procédé a bien des points communs avec celui de Talbot.

On peut concevoir une certaine frustration de la part du scientifique anglais et du clan anglo-saxon. Dans ce contexte très particulier, la guerre des communiqués, des articles spécialisés et des publications s’appuie sur un argumentaire qui ressemble à s’y méprendre à une forme de théorie du complot. Pour simplifier, l’histoire Talbot – Blanquart peut-être exposée de la façon suivante : Le gouvernement français, toujours prêt à s’approprier le bien des autres, dispose pour y parvenir de deux instruments qui sont à ses ordres : l’Académie des Sciences et l’Académie des Beaux-Arts. Dans ce dossier de 1847, il a pu bénéficier de l’action zélée de l’un de ses agents, un certain Blanquart-Évrard. Ce dernier, a été soutenu par un certain nombre de complices, très en vue à l’Académie des Sciences, dont les plus notables sont Victor Regnault et Jean-Baptiste Biot. Ces derniers, tous deux photographes, sont très motivés dans cette entreprise car cela va leur permettre d’utiliser gratuitement l’excellent procédé de William-Henri-Fox Talbot.  Cela ressemble à ce qu’on peut lire, ici ou là. On va retrouver cet argumentaire, exposé dans sa totalité ou partiellement, dans beaucoup de textes des années 1840 et 1860 et, chose plus étonnante, dans nombre de publications modernes.

Si la campagne de promotion de son procédé, menée de main de maître par Blanquart, en 1846 et 1847 a été un grand succès auprès des deux académies, ce qui a permis aux lillois d’ouvrir son Imprimerie Photographique, le premier établissement industriel dédié à la photo et de voir ses idées prendre corps sur le marché de l’image et de l’Édition, sa tentative de convaincre la Critique a été un échec complet dont les conséquences sont toujours visibles aujourd’hui.

1846 – 1847, les dessous d’une campagne d’influence

Blanquart-Évrard, n’était avare de sa peine dans aucun domaine. Il suivait au jour le jour les travaux de l’Académie des Sciences et n’hésitait pas à prendre le train pour Paris afin d’assister à une séance où venir voir Charles Chevalier, son opticien, qui connaissait la plupart des photographes français et anglo-saxons. Il profitait de ses voyages dans la capitale pour, pour rencontrer aussi ses collègues photographes et même probablement les membres de l’Académie des Sciences qu’il jugeait influents. Blanquart, sous ses airs candides était loin d’être naïf. C’était un chef d’entreprise qui possédait l’une des enseignes en vue de la métropole lilloise dans le domaine du drap et de la confection, mais il avait sans doute d’autres activités très lucratives. En témoigne, en 1857, l’achat d’un immense hôtel particulier dont il paraît peu probable qu’il ait pu être financé avec les seuls bénéfices dégagés par ses entreprises textiles et photographiques.

Bref, Blanquart qui aimait développer l’image d’un personnage fantasque était un homme d’affaires redoutable. Nous faisons ici l’hypothèse que, dans les années 1846 et 1847, dans la tradition de l’industrie et du commerce, il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour convaincre ceux qu’il jugeait pouvoir influer sur la décision de l’Académie. Évidemment, le secret de ces conversations, voire de ces courriers  échangés a été perdu. Mais il nous reste les photographies réalisées en 1846 pour l’Académie des Sciences et en 1847 et celles produites dans le cadre de la communication du Collège de France. À ma connaissance, elles n’ont jamais été analysées pour ce qu’elles sont. Blanquart en est le premier responsable. Sous ses images il écrivait des légendes succinctes du genre : « papier ioduré » ; « virage au chlorure d’or ». Bref, seules les indications techniques relevant purement du domaine de la photographie lui semblaient dignes d’êtres communiquées. D’ailleurs, en 1846 -1847, les personnages représentés étaient des visages connus , à l’époque, et inscrire leur nom lui a semblé superflu. Si cette communication sur le mode du «code restreint » était à peu près satisfaisante  au milieu du XIXe siècle, elle est frustrante aujourd’hui. Identifier les sujets photographiés n’est plus une évidence.

J’ai longtemps hésité à communiquer mes conclusions provisoires car je ne possède pas toutes les images présentées à l’Académie des Sciences et pour celles dont j’ai connaissance, je n’ai pas trouvé toutes les réponses aux questions qu’elles posent.  Il ne s’agit pas d’un travail fini. Mais, d’un autre côté, si j’attends d’avoir tout élucidé, cela peut prendre beaucoup de temps. C’est pourquoi, le chapitre qui suit est une sorte de « bouteille jetée à la mer », en espérant que les connaissances des uns et des autres sur le sujet vont pouvoir étoffer le propos et faire avancer la connaissance de ce moment crucial de l’examen du procédé Blanquart par les deux Académies. L’autre raison de ma réserve c’est qu’il est possible que cette analyse puisse fournir des arguments supplémentaires au « Blanquart bashing » dont je m’efforce de me démarquer. Au point où nous en sommes, il n’y a pas de très grands risques à aller plus loin.

Notons bien que Blanquart, en fin renard, évite de mettre tous ses clichés d’un seul coup sur la table. Il procède par étapes. Il propose d’abord deux tirages réalisés à partir d’un même négatif avec des densités et des interprétations différentes – ce que ne permet pas le procédé Talbot –. Il est à peu près certain, en procédant de la sorte, de susciter l’intérêt de son public d’académiciens. Ensuite il distille ses envois (photos et documents écrits) sur un ton faussement modeste, précisant qu’il n’ira au bout de sa démarche que si celle-ci est demandée par l’Académie des Sciences, elle-même : « L’auteur annonce l’intention de rendre public son procédé si l’Académie, satisfaite des résultats qui lui sont soumis, pense que (sa) description puisse trouver place dans ses comptes-rendus ». En procédant de la sorte, il implique les académiciens avant même d’avoir produit sa communication. Certains trouveront que cette démarche est cousue de « fil blanc », ce qui est un comble pour un expert du textile. Je ne prendrai pas le risque de les contredire. Je fais l’hypothèse que tous les clichés du corpus « Académie des Sciences » ont été réalisés en 1846 et le contraire serait très étonnant. Quelques-uns, ont probablement été pris à Paris. Quant aux autres, ils ont été réalisés dans la région lilloise, au domicile de Blanquart. Cette maison n’a pas été pour l’instant identifiée. Pour plus de précision, on pourra consulter sur le même blog, l’article intitulé « Les maisons de Blanquart-Évrard ». Certains, ont été pris à l’intérieur de la maison. Quant aux autres, le photographe a fait poser ses personnages sur le pas de la porte qui donne sur le jardin.

Dans cet envoi fait à l’Académie des Sciences, Blanquart se représente, accompagné de sa fille Marie qui lui fait la lecture, dans un intérieur bourgeois. Il s’agit probablement de la maison qu’ habitait Blanquart en 1846. Pour l’instant nous en ignorons l’adresse. Comme pour la photo précédente, il tire parti de la lumière de la fenêtre, ce qui fonctionne très bien, sauf sur le livre, qui est un peu surexposé. Il est peu probable que tous ces objets d’art, sculptures, tableaux, mappemonde, se trouvaient couramment à cet endroit. Encore une fois, la manie de la composition du photographe, héritée de la peinture, le conduit à accumuler dans un espace restreint, beaucoup d’œuvres d’art. Blanquart avait étudié les beaux-arts au point d’être un peintre tout à fait correct. Il avait beaucoup d’amis évoluant dans le monde de l’art des artistes. Ce choix était aussi une façon de se positionner comme quelqu’un qui développait un grand intérêt pour les arts… ce qui pouvait lui amener la sympathie des membres de l’Académie des Beaux-Arts dont il savait, qu’à un moment ou un autre, elle serait amenée à statuer sur son nouveau procédé.
Bibliothèque Nationale de France

Les sujets photographiés les plus faciles à identifier sont Blanquart lui-même, à l’instar de son célèbre autoportrait « en odalisque » et les membres de sa famille. Les autres, pour ceux qu’on a reconnus ou que l’on semble reconnaître, indiquent que derrière l’objectif de prise de vue il n’y avait pas simplement un photographe mais un stratège. Cette série de photos a été analysée par Bernard Marbot, After Daguerre, masterworks of French Photography, 1980. Ce travail précis montre que tous les Critiques, même ceux qui ont choisi de publier en langue anglaise, ne sont pas à loger à la même enseigne.

Voici ce que l’auteur écrit à propos de cette série mythique appartenant à l’histoire de la photographie : «Blanquart-Évrard fit une série de portraits de membres de sa famille et de quelques-uns de ses amis. Dans ces images le réalisme est tempéré par une forme de rêverie qui exploite le procédé négatif-positif qu’il avait adopté. La beauté des épreuves de Blanquart-Évrard distribuées retint l’attention des membres de l’Institut qui invitèrent Blanquart-Évrard à produire et diriger une démonstration qui s’est tenue en avril 1847 au Collège de France devant une commission réunissant des membres de l’Académie des Sciences et de l’Académie des Beaux-Arts. » L’auteur illustre ses propos avec deux photographies appartenant à la série. Il intitule la première, «Yong Woman Kniting in a Salon ». Nous verrons de qui il peut bien s’agire dans le commentaire de la photo publiée ci-dessous. L’autre, «Abbot Sayng the Rosary » fera plus loin l’objet d’un développement étonnant. Les photos parisiennes, moins nombreuses que les lilloises, concernent presque exclusivement des membres de l’Académie des Sciences, soigneusement sélectionnés, soit parce que ce sont des célébrités mondiales, soit parce qu’ils possèdent une grande influence sur certains groupes composant cette académie et/ou les publications dans les domaines de la science et de la photographie.

La jeune fille qui tricote, « Yong Woman Kniting in a Salon » dont parle Bernard Marbot,  est difficile à désigner de manière certaine. On pourrait penser comme il est souvent mentionné qu’il s’agit de Marie Blanquart la fille de Louis Désiré. Mais, c’est impossible : elle avait entre 10 et 11 ans en 1846. La tricoteuse est plus âgée. J’hésite entre la nièce de Blanquart, Léocardie Guichard et la fille d’Hippolyte Fockedey, . Je n’ai pas d’éléments sérieux pour identifier ce personnage. mais penche pour Léocardie. Le décor est un autre endroit de la maison de Lille (ou de sa banlieue), près de la cheminée dont, au premier plan, on voit les accessoires pour faire le feu,.

Le « Casting » de Blanquart, ne doit rien au hasard. En photographiant ces sommités, il trouvait l’occasion de se faire connaître et apprécier. Sûr de son procédé, il pouvait légitimement penser, que la qualité de ses clichés serait un argument pour obtenir l’adhésion des académiciens portraiturés et de leurs collègues. L’efficacité de la méthode est difficile à démontrer de nos jours mais elle est probable.

Les clichés réalisés à Lille, sont des portraits, comme l’indique Bernard Marbot, « de membres de sa famille et de quelques-uns de ses amis ». Mais là encore, les choix effectués sont judicieux. Effectivement, photographier les membres de sa famille, que l’on a quotidiennement sous la main – sans doute à l’occasion d’une pause dominicale – est quelque chose de très pratique. Quant aux amis, ils sont, eux aussi, soigneusement sélectionnés suivants des critères susceptibles de séduire les membres des deux Académies. Ils appartiennent souvent au domaine de l’art ou à celui de la science.

Cette image, que nous nous sommes permis de recadrer légèrement pour la démonstration, en la débarrassant de la partie blanche réservée, fait partie de la série. Elle a été prise, à Lille ou dans sa banlieue, au domicile Blanquart, sur le pas de la porte qui donne sur le jardin. Beaucoup d’autres images ont été prises au même endroit et avec le même cadre. On peut même supposer qu’elles ont été réalisées au cours de la même séance, avec la chambre photographique sur pied et les membres de la famille et invités défilant dans un temps réduit devant l’objectif. Le personnage photographié est ambivalent par rapport aux deux catégories choisies par Blanquart pour sa communication à l’Académie des Sciences (la famille et les célébrités de l’Art et de la Science). Pour moi, il s’agit de Frédéric Kulhmann. C’est bien entendu impossible à prouver à 100 % puisque qu’il n’existe pas de photographie de l’Universitaire-chimiste-chef d’entreprise datant de ces années-là… sauf celle-ci ! Avec cette proposition photographique, chacun pourra se faire son avis. Pour moi, c’est du 99,99 %.
En 1846, Kulhmann avait 43 ans. Ce portrait de 1868 (22 ans plus tard), et le plus récent que j’ai pu trouver mais la comparaison ne fait guère de doute. Frédéric Kulhmann, le maître de Blanquart, appartenant à la même société savante, était devenu un ami… et peut-être un conseiller. Il faisait à la fois partie du cercle des proches de la famille et des célébrités scientifiques du XIXe siècle. Ses travaux étaient respectés des milieux universitaires et industriels. Il avait construit un empire dans le domaine de l’industrie chimique tout en continuant à donner ses cours, ce qu’il considérait comme un devoir. Par rapport aux membres de l’Académie des Sciences de Paris, la photo de Kuhlmann, crédibilise la démarche de Blanquart et lui apporte une caution scientifique

 Blanquart, compose ses photos, avec soin, à la manière d’un peintre. Il définit une posture qu’il propose aux sujets photographiés, compose son cadre et, le cas échéant, modifie le décor suivant son tempérament. Beaucoup des personnages des photographies de 1846, prennent la pose dans un décor antique. Ce choix était très symptomatique du goût de Blanquart pour les antiquités. Lorsqu’il achète son hôtel particulier du XVIIIe siècle de la rue de Thionville, sa première démarche a été de construire dans la partie droite du bâtiment, un porche dans le style antique. Heureusement, cet ornement a été détruit depuis et le bâtiment a retrouvé son cachet d’origine. Il est possible que plusieurs de ceux qui étaient intéressés par Blanquart et qui ont eu ces photos entre les mains, aient cherché dans la région lilloise le bâtiment, pourvu de piliers évoquant la Rome antique, supposant qu’un jour de 1846, Blanquart avait posé sa chambre de prise de vue. Ils n’ont rien trouvé, car ce bâtiment n’existe pas. La clé nous est fournie par une photo peu connue qui représente probablement le jardin qui se trouvait derrière la maison. On y voit une colonne romaine, de celles qu’utilisent les peintres, et les théâtres pour construire un décor évoquant l’Antiquité. Blanquart n’était pas un ancien élève des Beaux-Arts pour rien. Il avait acquis quelques savoirs-faire durant ses études, qu’il appliquait à ce domaine nouveau qu’était la photographie.

Cette image, toujours extraite de la même série, est très intéressante car elle nous fournit « l’envers du décor ». L’objectif s’est retourné pour nous montrer le jardin. On ne peut déterminer s’il s’agit d’une « maison de ville » avec du terrain autour, ou bien d’une « maison de campagne », ce qui était chose courante pour les familles aisées, dans ce Lille du milieu du XIXe siècle, noirci et pollué par les industries. En tout cas, Blanquart y a fait construire une cabane, à la fois pour ranger les outils du jardinier et ménager une pièce ludique et isolée. Comme d’habitude le photographe fait des efforts pour disposer ses personnages – membres de la famille et de la domesticité – dans le cadre de sa photo. On pourrait dire qu’il s’agit d’une « scène de genre ». L’enseignement le plus intéressant de cette photographie, c’est un détail sous le balcon de la cabane. On y voit une colonne antique, dans le style romain, en plâtre ou autre matériau, qui a servi à nombre de photographies de la série et en particulier celle proposée précédemment, « Blanquart en odalisque ». Le décor des photographies de cette série est celui fourni par la maison mais aussi celui fabriqué par l’artiste à partir d’éléments décoratifs inspirés du monde antique.

Que reste-t-il de ces années-là ?

Outre la polémique déjà amplement évoquée, l’intrusion de Blanquart sur la scène de la photographie mondiale a permis un virage important. Le procédé Talbot, bien que renfermant beaucoup de potentialités ne décollait pas, ni en France, ni en Angleterre. Malgré les gros défauts du procédé Daguerre, celui-ci était largement majoritaire. C’est que, malgré la non-reproductibilité de ses clichés, il assurait des résultats homogènes et demandait des temps de pose relativement courts qui permettaient le portrait. Il assurait des photographies plus fines, avec des noirs plus profonds et du détail dans les gris. Avec Blanquart, on éliminait les défauts de chacune des méthodes.

Mais, le procédé du lillois n’a été qu’une transition. Il n’a occupé le devant de la scène qu’une petite dizaine d’années. Le négatif sur verre, au collodion, va rendre le procédé de Blanquart obsolète. D’ailleurs, dans son imprimerie de Loos-lez-Lille, l’industriel-photographe, a fait partie des premiers à utiliser ce nouveau procédé au détriment du sien. Blanquart était tout le contraire d’un obstiné, évoluant au fur et à mesure de l’avancée des techniques, voire, proposant ici ou là quelques nouveautés, comme le papier albuminé, qu’il met au point dès 1847. C’était aussi un visionnaire. Il savait que les procédés héliographiques allaient inéluctablement remplacer son mode d’imprimerie utilisant le procédé « négatif – positif ». C’est sans doute la raison pour laquelle il a fermé prématurément l’atelier de Loos. Plus tard, il était ailleurs. Il travaillait dans le domaine de la photo-couleur qui, pour lui, était l’avenir de la photographie. Blanquart n’aura été qu’une transition qui a permis au procédé « négatif – positif » de prendre le pas sur la concurrence et devenir le procédé majoritaire. Si ce n’était pas lui qui l’avait fait, c’aurait pu être quelqu’un d’autre… peut-être Talbot s’il avait été moins têtu et s’il avait pris de la hauteur. Mais ce n’est pas Talbot ni un autre qui l’a fait, mais Blanquart. C’est une donnée historique dont on peut penser ce qu’on veut.

La période 1846 – 1847 est le moment crucial de ce virage. Blanquart a beaucoup œuvré pendant ces deux années où la boussole de la photographie a changé de direction. Il en a peut-être eu la satisfaction de la notoriété mais, aussi quelques blessures qui ne se sont jamais totalement refermées. Dans un livre de 1869,[9] il revient sur la question de la propriété intellectuelle dans le domaine scientifique. « Il y a deux choses qui, dans certaines circonstances, paralysent le progrès : les brevets d’invention et les concours », écrit-il. Et concernant les brevets : « Ils conservent des intérêts respectables mais ils arrêtent les efforts qui pourraient être tentés dans la même voie et suspendent le développement complet d’une application qui parfois n’a été qu’entrevue par le possesseur du brevet et qui dépasse la mesure de ses moyens d’exécution. »

Blanquart est un personnage paradoxal. Ce fils de marchand de tabac, issu d’un milieu modeste, s’est construit un destin qu’il n’aurait sans doute pas pu imaginer dans sa jeunesse. C’est peut-être la raison pour laquelle il avait un besoin de reconnaissance qui le poussait vers des aventures périlleuses. Pourtant, Il était devenu, sans y prendre garde, un riche bourgeois qui avait fait fructifier sa fortune grâce au système libéral dans lequel il était comme un poisson dans l’eau. Mais en matière d’art – et il a été l’un des premiers à poser la photographie comme un art – il prônait le partage et les valeurs collectives. D’ailleurs, il n’avait jamais voulu tirer le moindre centime de son procédé, à l’instar de Frédérick-Scott Archer qui n’a jamais voulu tirer un penny de son invention car il voulait, disait-il, l’« offrir à l’Humanité ». Blanquart était dans ce même esprit. Dur en affaires, il était cependant persuadé que le Monde irait vers un avenir radieux grâce aux progrès de l’art et de la science. Comme quoi, même les meilleurs peuvent se tromper !

[1] Traité de photographie sur papier, 1851

[2] Eugène Maret de Bassano, appartient à une famille très en vue pendant la Révolution et l’Empire. C’est un un en 1843 un homme d’affaires.

[3] Les deux tomes de « The Pencil of Nature », premiers livres photographiques du monde, seront publiés par feuillets entre 1844 et 1846.

[4] Le 7 juin 1843, Talbot écrit : « I have begun to teach the Calotype to the marquis de Bassano and his friends. To day, we took four views or the Tuileries. »

5] Dissertation historique, artistique et scientifique sur la photographie, 1864. L’auteur est un photographe parisien proche des cercles de la Société d’Héliographie

[6] Répertoire d’optique moderne, abbé Moigno, 1850

[7] Primitifs de la photographie, le Calotype en France, 2010

[8] Mémoire sur les acides gallique, pyrogallique, ellagique et méta-gallique, A. Saintain 1836

[9] La photographie, ses origines, ses progrès, ses transformations, 1869

 

Galerie et commentaire

À l’appui de l’article ci-dessus, on trouvera ci-dessous un certain nombre de photographies qui illustrent le propos. Il y a celles réalisées l’année 1846, destinées à l’Académie des Sciences et la série des clichés réalisés en avril 1847 au Collège de France pour appuyer la communication faite à la commission mixte composée de membres des deux académies. On verra que l’objectif sous-jacent n’est pas très différent et que toutes ces photographies sont une sorte de Who’s Who du monde de la science et des arts de la moitié du XIXe siècle, augmenté de la famille et des amis du lillois. Certains sont clairement identifiés, d’autres pas du tout. On peut considérer que le travail n’est pas fini. Mais, publier une première ébauche et peut-être le moyen de voir s’agréger des compétences à cette première étude et de pouvoir avancer sur la connaissance de cette période 1846 – 1847 et sur ses enjeux.

1846

Nous avons terminé l’article avec la photographie de Frédéric Kulhmann, sur le pas de la porte de la maison qui mène au jardin. Au même endroit, avec le même cadre et là même lumière, voici un portrait en pied, Clémence Guichard, la soeur de Virginie Blanquart-Évrard. Louis-Désiré n’était pas un chef d’entreprise pour rien et il avait vu très vite, quelles pourraient-être les solutions pour rentabiliser le temps, une qualité qu’il développera plus tard dans son Imprimerie Photographique.
Bibliothèque Nationale de France
II s’agit d’un autre pas-de-porte de la maison donnant probablement également sur le jardin. Clémence est à droite et Marie est agenouillée à gauche. La jeune fille, probablement Léocardie, a troqué son tricot pour un livre. Les deux autres jeunes femmes ne sont pas identifiées.
Bibliothèque Nationale de France
« La jeune fille au tricot », photographiée au même endroit que Blanquart, « version Napoléon ». C’est une confirmation de la méthode qui consiste, à partir d’un même point de vue et d’un même décor, à produire plusieurs clichés. Décidément, cette « young woman knitting » c’est le top model de l’année 1846. Le photographe démontre sa capacité à tirer le meilleur parti de la lumière ambiante. Le modèle est à la bonne distance de la fenêtre pour que le visage soit modelé et que le cliché soit réussi. Si on compare cette image à ce dont était capable un Calotype de 1846, comme on dit aujourd’hui, « il n’y a pas photo ! » On comprend que les membres de l’Académie des Sciences aient été soufflés par le résultat obtenu par le Lillois. Talbot écrivait beaucoup pour dénigrer les procédés concurrents, Blanquart beaucoup moins. Mais sa manière de prendre des photos en réalisant précisément ce dont le Calotype était incapable de faire était une critique implicite mais assez féroce de Talbot
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Toujours dans ce même décor, à un moment très proche voici la photo de Marie, la fille de Louis-Désiré. Certains reprocheront peut-être au photographe lillois d’être l’ancêtre du Photomaton (l’appareil de prise de vue ne bouge pas ; il suffit de s’installer sur le siège du dispositif pour que tout soit prêt et qu’on puisse prendre la photo). Mais, le résultat est plus qu’honorable. Cette photo a dû être également très impressionnante pour les membres de l’Académie des Sciences.
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La série continue dans ce décor d’angle de l’une des pièces de la maison. Celui-là, on n’est pas sûr de son identité. Comme Blanquart, il se prend pour Napoléon ! Il est représenté sur de nombreuses photos ce qui indique une proximité avec le photographe. Il pourrait s’agir d’Hippolyte Fockedey, son ami et futur associé à Loos–lez-Lille. En 1846, il avait 42 ans et cela colle avec le portrait. Mais ce pourrait être également un certain Guichard qui était le directeur du Mouton des Ardennes, le magasin de la rue Grande-Chaussée et qui, dit-on, aurait également été le beau-frère de Louis Désiré. C’est une information qui doit être vérifiée. En résumé, on n’est pas sûr de qui c’est, mais c’était quelqu’un d’important pour le Lillois.
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Ici, Blanquart prend à nouveau la posture de Napoléon mais dans un tout autre décor. À gauche une colonne qui rappelle la Rome antique tandis que la droite évoque plutôt la Grèce. Je subodore que ce décor antique, composite, a été dressé, adossé à la cabane du jardin que nous avons vu précédemment. Au XIXe siècle, l’Antique était à la mode parfois mais parfois éloigné de la réalité historique.
Toujours, avec Virginie, ce principe des clichés multiples en série.
Cet homme, faisant partie de l’intimité du couple Blanquart-Évrard, est sans aucun doute un, Lillois… ou presque ! La symbolique du livre que l’on lit – que l’on retrouve aussi dans d’autres photos de la série – évoque plutôt un écrivain ou un journaliste. Évidemment on pense à Hippolyte Verly, le grand ami de Blanquart qui a fait les deux métiers. Mais en 1846 il avait huit ans. Nous avons fait – à titre provisoire – un autre choix qu’on pourra juger surprenant : il pourrait s’agir du peintre Victor Mottez qui, à l’époque de la photo avait 37 ans, ce qui colle avec l’âge du personnage.

Victor Mottez est, né à Lille, en 1809, dans une famille qui avait une passion pour la peinture. Envoyé à Paris pour faire ses études il fut rappelé à Lille à cause des mauvaises affaires de son père. Il dût alors se contenter de suivre les cours de l’École de dessin de Lille. Puis, les circonstances devenant meilleures, il retourna à Paris, à l’École des beaux-arts, où il fréquentera Ingres, qui appréciait beaucoup les talents de son élève. Victor Mottez, était un ami de Blanquart-Évrard, et surtout d’Hippolyte Fockedey, qui avait épousé une jeune-fille « Charvet », issue d’une famille amie de celle des Mottez. Victor et Hippolyte, ont correspondu toute leur vie, souvent à propos de l’Art et des artistes, une passion commune aux deux hommes. Bien que Victor Mottez, ne fût pas totalement persuadé que la photo puisse être un art, une partie de cette correspondance a concerné Blanquart-Évrard et son procédé, révélé en 1846. Victor Mottez, en 1869, avait offert à Blanquart-Évrard un magnifique portrait qui est désormais au Palais des Beaux-Arts de Lille. Mottez avait installé, dès 1838, son atelier à Paris mais avait gardé, à Lille, beaucoup d’amis et de client. Il y a peu, lors de travaux de rénovation dans une vieille demeure lilloise, on a découvert, masquée par les vieilles couches de peinture, une fresque monumentale de Victor Mottez. Elle est désormais classée au Patrimoine. L’image de comparaison proposée est un tableau  d’Henri Mottez, le fils de Victor, qui se trouve au Palais de Versailles. Ce tableau a été peint au début des années 1880, soit 40 ans après la photo de Blanquart. En résumé « l’homme au livre de Blanquart  ressemble au Victor Mottez du tableau.

Cette photo a probablement été réalisée à Paris. L’identité du portraituré ne fait guère de doute. De toute évidence il s’agit de Claude Bernard, un médecin et scientifique français aux idées iconoclastes qui commençait, en 1846,  à être connu des milieux scientifiques. Il avait obtenu, l’année précédente, un « prix en physiologie», de la part de l’Académie des Sciences, dont il deviendra membre quelques années plus tard. On comparera la photographie de Louis Désiré Blanquart Evrard avec celle en médaillon, ci-dessous, prise en 1851 par Victor Regnault. Ce, membre de l’Académie des sciences était passionné de photographie, au point d’avoir ouvert un cours au Collège de France. Outre le visage et l’expression – quasi identiques – la posture du personnage photographié – assez atypique, variante personnalisée de la pose « Napoléon », est la même sur les deux clichés. Du point de vue de l’âge, c’est raccord. En 1846, Claude Bernard avait 33 ans. Le décor évoque l’art et la culture (peut-être un intérieur bourgeois très riche, peut-être un lieu public du genre musée, académie, université). Pour Blanquart ce n’est pas parce que l’on évoque la science que l’on doit négliger l’art.

Il n’est pas vraiment surprenant de retrouver Victor Regnault en 1851, auprès de Claude Bernard. L’histoire ne dit pas si le photographe a utilisé le procédé Blanquart-Évrard, où bien un autre. Le scientifique français a bousculé l’histoire mondiale de la science. Sa méthode expérimentale qui, bien que combattue de son vivant par la plupart de ses collègues, a été la référence des générations de médecins qui lui ont succédé. Elle a dépassé le champ médical et s’est imposée dans la plupart des sciences. Évidemment, dans les années 1840 les idées de Claude Bernard étaient particulièrement iconoclastes. La plupart de ses confrères avaient adopté la théorie du « vitalisme » selon laquelle les êtres vivants sont contrôlés par le « fluide vital » qui serait l’oeuvre du Créateur. Mais, Claude Bernard, comme Saint-Thomas, ne « croit que ce qu’il voit » et ce qu’il observe. En matière de science, il affiche son agnosticisme avec vigueur. Du point de vue philosophique il était proche d’Auguste Comte et de son Positivisme. On retrouvera d’ailleurs chez Blanquart, malgré son statut de grand bourgeois, des idées proches de celles d’Auguste Comte, qui ont été mentionnées dans l’article. Nul doute, que cette mauvaise fréquentation a été inscrite dans la colonne des débits par l’abbé Moigno et que cela n’a pas arrangé ses rapports avec le Lillois.

1847

La série des photographies prises en 1846 représente essentiellement, nous l’avons vu, les membres de la famille et les amis du photographe lillois, sélectionnés suivant le critère de leur impact auprès des mondes de la science et de l’art. Les photos sont prises avec soin, développées avec brio et de nature à mettre le doute dans la tête des académiciens quant à la qualité du procédé Talbot. Ces photos sont extraites du corpus publié par Blanquart et qui se trouve à la BNF. Il existe d’autres, épreuves, des variantes de celles présentées ou totalement différentes. Par exemple, il existe une variante de la photo de Claude Bernard à la SFP.

En avril 1847, c’est un autre exercice pour le photographe. Il choisit le papier salé. Il doit travailler avec les moyens du bord, privilégier une certaine rapidité. La qualité des tirages s’en ressent. Les sujets photographiés sont ceux qui lui passent sous la main, en l’occurrence des membres de la Commission et des auditeurs, curieux du nouveau procédé. Ils sont, pour la plupart, scientifiques et se sentent concernés par la photographie. On peut penser que, pour Blanquart, le sujet photographié est un non-choix, mais il ne va pas la « pêche » n’importe comment. On l’a vu dans le portrait de groupe cité ci-dessus avec en bonne place les deux académiciens les plus influents sur le choix final et quelques autres scientifiques de renom. Si le choix est limité aux personnes présentes au Collège de France pendant ces trois jours, Blanquart ne manquera pas de faire le portrait des gens les plus influents. les événements semblent lui avoir donné raison.

Difficile de se tromper avec ce cliché. Il s’agit de Victor Regnault membre de l’Académie des Sciences et de la Commission. Blanquart, de sa belle écriture, a écrit dans la partie réservée : « Cliché sur papier exécuté au Collège de France en avril 1847 en présence de la commission académique ». Ce tirage fait partie de la collection Regnault de la Société Française de Photographie dont le photographe a été l’un des membres fondateurs – comme Blanquart –. C’était aussi un adepte de la posture « Napoléon ». Les mauvaises langues prétendent qu’il avait été l’élève de Talbot à l’École Normale de Photographie, en 1843. Les conclusions de la Commission semblent leur donner raison. Plus tard, dans le cadre de l’Imprimerie Photographique de Loos, Victor Regnault collaborera avec Blanquart.
Société Française de Photographie
Dans la ligne de tous ces portraits réalisés en série, réalisés au Collège de France, voici celui-ci : une nouvelle énigme ! Blanquart, dans sa bienveillance, nous fournit des indices en faisant poser ce jeune homme au milieu d’instruments d’astronomie. Nous penchons pour Léon Foucault. En 1847, il a 27 ans. Il a travaillé sur la construction d’un nouveau télescope. Il a mené une série d’expériences sur l’intensité de la lumière du soleil avec Hippolyte Fizeau. Il est à la fois astronome et physicien. Fizeau, c’est celui-là même que nous avons vu dans une photo précédente en compagnie de Jean-Baptiste Biot et de Victor Regnault. Décidément, il y avait du beau monde au Collège de France, ce beau mois d’avril 1847.
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Même s’il avait fait le déplacement au Collège de France, il n’est pas certain que Léon Foucault ait été bien orienté vis-à-vis de Louis-Désiré Blanquart-Évrard. Dès la publication du compte rendu de l’Académie des Sciences de janvier 1847, Foucault envoie un article au « Journal des Débats ». C’est une vive attaque de Blanquart et une défense de Talbot : « Au fond, les réactions chimiques sur lesquelles l’auteur se fonde pour obtenir ses images sont rigoureusement celles que Monsieur Talbot a fait connaître. C’est toujours un sel indissoluble d’argent s’altérant à la lumière, en présence de l’acide acétique, puis, l’acide gallique intervient pour faire apparaître le dessin. Il faut convenir que dans la série des manipulations Monsieur Blanquart-Évrard a recours à une foule de précautions très utiles au succès. Il a communiqué dans sa note ces mille et une confidences que nous aurions dû tenir de Monsieur Talbot lui-même. » Naturellement le texte de ce jeune physicien, très brillant, était du petit lait pour le clan Talbot qui s’en référait avec délectation. Mais, après cet épisode d’avril 1847, le physicien-astronome est resté muet sur le procédé Blanquart-Évrard. Peut-être l’opération de communication, in situ, du Lillois a-t-elle été plus efficace avec Léon Foucault qu’avec l’abbé Moigno.

Les deux campagnes photographiques de Blanquart, celle de 1846 et celle de 1847, furent des éléments importants d’une opération de communication globale visant à légitimer sa démarche sur le territoire de la France. Il est de bon ton de nier les compétences de Blanquart en matière de chimie, au motif qu’il n’a jamais eu de statut universitaire et que son activité était celle d’un commerçant ou d’un homme d’affaires. Ce procès est assez injuste, car, en matière de chimie appliquée, Blanquart a démontré pendant des décennies une grande connaissance du sujet, alliée à un savoir-faire pratique étonnants. Frédéric Kuhlmann ne s’y était pas trompé en lui proposant de devenir son assistant. Blanquart, actif, débrouillard, inventif, intelligent, travailleur, craignait peu de monde dans le domaine de la chimie appliquée. Lorsqu’il calait, il pouvait toujours demander conseil à ses amis universitaires tels que Frédéric Kulhmann, à Lille, ou Théophile-Jules Pelouze, à Paris. Après 1847, Louis-Désiré Blanquart-Évrard reste assez discret sur l’actualité de ses travaux, de manière de ne pas alimenter la polémique. En revanche, lorsqu’il ne s’agit pas d’informations stratégiques, il n’est pas avare de son temps pour produire de nombreuses conférences ainsi que des livres (1847, 1851, 1869) qui sont les résumés du savoir photographique de l’époque.

Il n’est pas interdit d’imaginer que Blanquart se soit servi de ses compétences commerciales pour bâtir sa campagne d’influence, pendant ces deux années charnières qui ont abouti à la décision favorable des deux académies. La photographie est une activité qui permet de s’inviter dans l’intimité des autres, de se faire connaître, de pouvoir expliquer, argumenter et, si la photo est bonne, de démontrer sa compétence. Blanquart a agi en bon « commercial ».  Il est venu vers l’autre dans la posture de celui qui veut « conquérir un marché ». Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il ait pu séduire quelques-uns de ses portraiturés. On reproche à Victor Regnault d’avoir prêté son local photographique du Collège de France pendant trois jours pour l’opération d’avril 1847 (comme si cette décision dépendait de lui ! ?) Il n’est pas exclu que le « scientifique – photographe » ait développé pendant cette période une certaine ambivalence. En effet on ne peut totalement exclure qu’en 1843, Regnault n’ait fait partie de l’aventure de « L’École Normale de Photographie » initiée par William-Henri-Fox Talbot. Ainsi, affuble-t-on parfois Victor Regnault du costume de « traître ». Mais, cet ancien élève de l’école des Mines, de l’école Polytechnique, titulaire de la Chaire de physique générale expérimentale du Collège de France, et accessoirement inventeur du PVC était un scientifique reconnu mais aussi avait développé une passion par la photographie. Il était avant tout un praticien. Il n’était pas homme à se lancer dans « l’analyse de textes comparés » entre la formule de Talbot et celle de Blanquart ! Il vivait dans le concret, les mains dans les bacs de révélateur et de fixateur. Cela change le point de vue d’un homme. Ce qui l’intéressait d’abord c’était l’efficacité du procédé et la qualité des résultats obtenus. On peut penser que cela n’était pas juste pour Talbot qui avait ouvert la voie. Mais, dans l’histoire des techniques, c’est bien souvent le cas : un procédé supplante un autre parce qu’il est moins cher ou parce qu’il donne de meilleurs résultats. Blanquart n’était pas motivé par l’argent – en tout cas dans ce domaine précis – mais plutôt par la recherche d’une forme de reconnaissance. C’était un argument fort pour la commission : « La commission doit louer le désintéressement qu’il a montré [Blanquart] en mettant à la connaissance de chacun les procédés qui l’ont conduit à ces résultats et que son zèle, ses soins et son intelligence lui ont fait découvrir. » Bien sûr, on peut toujours faire remarquer que c’est bien facile d’offrir le travail et le bien des autres. Mais, Talbot, qui a toujours prétendu ignorer les travaux de son confrère Wedgwood – bien que fréquentant la même société savante – avait lui-même amplement puisé dans les travaux de ses confrères. Avec un tout petit peu de mauvaise foi, on pourrait lui faire le même procès que celui qui a été instruit contre Blanquart. Ainsi, Blanquart serait une réincarnation de Robin des bois qui s’en prendrait aux intérêts britanniques pour redistribuer les dividendes aux Français ! Shocking !

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